Premier chapitre « La voix qui ne ment jamais », tome 3

PRÉAMBULE

La lueur du jour s’infiltrait graduellement par les grandes baies vitrées. Les premiers rayons de soleil jaillissaient de derrière les montagnes et se reflétaient dans la rivière sacrée. Je me levai du lit pour contempler ce merveilleux spectacle depuis le balcon. Les poudres de la fête de Holi s’étaient diluées dans ces eaux limpides. Rien ne pouvait altérer sa couleur cristalline. Enfin, c’est ce que je croyais…

Mathias était déjà sur le pied de guerre, assis face à son écran d’ordinateur. Au loin, le son des tambours n’en finissait plus. Aujourd’hui, les défilés allaient continuer, les poudres allaient encore voler dans les airs, mon cœur allait éclater en mille morceaux. 

Malgré la joie ambiante qui régnait dans les rues de Rishikesh, mon cœur était en berne. La nuit précédente, en pleine effervescence de la fête, Mathias semblait heureux. Avant de plonger dans les bras de Morphée, je lui avais confié mon immense bonheur d’être à ses côtés. Notre compatibilité charnelle me rendait folle. Je l’avais dans la peau. 

J’avais donc osé lui ouvrir mon cœur, sans prononcer les mots défendus. Comme un accord entre nous. Lui laisser le temps de guérir son cœur écorché vif. J’étais prête à ne rien recevoir en retour de cet amour.

Malgré sa bonne humeur enfantine, il rejeta d’office cette tentative d’entrée en zone interdite. Il repoussa l’ennemi avec une violence inouïe :

— Mon bonheur m’a quitté il y a déjà bien longtemps. Je ne trouverai la paix de l’esprit qu’une fois libéré de mes chaînes. 

Puis, il me tourna le dos et s’endormit, laissant entre nous un vide abyssal. En une traînée de poudre de Holi, il venait de reconstruire le mur de Berlin entre nous. Maintenant, j’allais tenter de démonter pierre après pierre cette forteresse. 

Officiellement, ce voyage avait commencé à mon arrivée à Delhi cinq mois auparavant. Officieusement, bien plus tôt. Un an précisément. Lorsque j’ai atterri en urgence dans un service de neurochirurgie pour m’extraire un disque lombaire qui paralysait ma jambe gauche. Lorsqu’on m’a annoncé que je n’allais sûrement pas récupérer mes capacités sensitives et motrices antérieures. Lorsque mon monde s’est écroulé. Alors, la reconstruction, je commençais à en connaître un rayon. Cela demande de la force et un certain courage, une foi en un avenir plus radieux. C’est un état d’esprit.

L’objectif était donc tout tracé pour Mathias, recouvrer la vue sur un monde meilleur. Lui insuffler ce souffle de vie, ce miracle d’être en pleine possession de ses moyens, de jouir de la vie pleinement. J’avais pour l’instant plus l’impression de ramener un mort à la vie plutôt qu’un vivant vers la lumière. 

L’heure n’était donc plus à la fête. La veille, j’avais découvert un Mathias joyeux, exalté, exubérant et heureux de vivre. Ce matin, c’était une tout autre personne. L’ombre de lui-même. Les couleurs de Holi qui l’avaient mis en lumière quelques heures plus tôt avaient déteint pour ne former qu’une boue épaisse. Mathias broyait du noir et se terrait dans un silence et dans une solitude insoutenables. Était-ce le retour du bâton de notre trop-plein d’exubérance de la veille au soir ? « Les montagnes russes des émotions sont le pire des poisons. ». S’il y a une phrase à retenir des enseignements bouddhistes que j’ai suivis au début de mon périple, c’est bien celle-là !

En bonne altruiste que j’étais ( ou en naïve de première classe…), j’essayais tant bien que mal de lui venir en aide. De lui sortir la tête de l’eau. Mais comment aider quelqu’un à trouver ce qu’il cherche alors que lui-même n’en a aucune idée ? Mathias attendait désespérément une porte de sortie définitive, une guérison miraculeuse. 

Je vivais donc au rythme de ses humeurs capricieuses. Quand il voyait enfin la lumière au bout du tunnel, c’était à mon tour de plonger dans les abysses. À force de lui tendre la main pour le secourir, je m’étais épuisée et je me laissais emporter par ce flot de négativité. Je pleurais sur mes plus tristes morceaux de musique, clouée au fond du lit. 

Pourtant, dehors le printemps s’installait. J’aurai dû me sentir vivante et pleine de gratitude. Me rappeler que l’année passée, une glaçante incertitude planait sur la récupération de ma jambe. Rien n’y faisait. Je ruminais tous les échecs et les manques de ma vie. Je prenais conscience du long chemin qui me restait à parcourir. J’avais l’impression que la vie était une lutte permanente, une bataille à livrer au quotidien pour accéder à un bonheur durable. Je réalisais à quel point je n’étais pas libre. 

Prisonnière de mon passé, angoissée par le futur, handicapée du présent. Cette romance avec Mathias faisait resurgir d’anciens mécanismes réactionnels qui me renvoyaient une image de moi que je n’aimais pas. Je prenais conscience de l’attachement que j’avais à cet homme et que l’amour détaché n’était qu’une utopie prônée par de vieux moines fous ayant passé trop de temps dans une caverne reclus en dehors de la société. Je pleurais sans savoir expliquer pourquoi. J’avais l’impression d’être revenue au point de départ, celui où régnaient le pessimisme et le désespoir de vivre. 

C’est dans cette obscurité la plus totale que j’ai cherché la lumière et qu’une petite lueur d’espoir est remontée à la surface. Ainsi est la vocation d’un gourou en Inde qui s’écrit guru. En sanskrit,  «   Gu » signifie obscurité et « Ru » lumière.  Un guru est donc un maître qui conduit son élève vers l’illumination. Voilà comment est apparu le mien…

CHAPITRE 1 

CE QUE JE SUIS

“I am the light of my soul

I am beautiful

I am bountiful

I am Bliss

I am

I am”

( Snatam Kaur)

Rishikesh, le 13 mars 2017

Nous filons à vive allure en remontant les méandres du Gange. Les routes sinueuses sont devenues notre nouveau terrain de jeu. Après un mois en immersion intense dans la pratique du yoga, je peux flâner au gré de mes envies. Plus de programme, plus de réveil ni de contraintes. 

Depuis l’incident de Holi, mes relations avec Mathias ont changé. J’ai compris que nous ne serons jamais heureux en couple tant qu’il ne le permettrait pas. J’essaye de garder mes distances, bien que nous partageons la même chambre et le même lit. Pourtant, c’est à ses côtés que je me sens la plus vivante. 

Je m’accroche à sa taille pour ne pas tomber de l’engin. Au volant de notre deux roues, je peux deviner Mathias jubiler. Peut-être éprouve-t-il cette même joie de liberté qui envahit tout mon être ? 

Cette fois-ci nous avons dépassé la grotte de Vashishta où nous nous sommes rendus ensemble la semaine passée. Nous avançons en terre inconnue. Mathias est d’humeur exploratrice pour mon plus grand bonheur. Nous traversons plusieurs villages, mais aucun ne retient notre attention. Je crois que, comme moi, Mathias a besoin de calme et d’un retour à la nature. La chaleur devient de plus en plus suffocante et malgré le vent qui fouette mon visage, je ressens un véritable appel pour une baignade dans le Gange. C’est à cet instant précis, au détour d’un virage, qu’il apparaît sous nos yeux ébahis. 

Un petit village aux toits dorés culmine sur les hauteurs du Gange. Pour y accéder, un imposant pont en fer se dresse devant nous. Nous sommes donc aspirés par ce chemin tout tracé et traversons le pont suspendu au-dessus de l’eau. Juste avant d’arriver sur l’autre berge, un troupeau de bœufs s’engouffre sur le pont et bloque la sortie. Le poids des bêtes fait immédiatement vaciller le pont. Nous sommes contraints de descendre du bolide pour les laisser passer. Cette scène burlesque fait partie du quotidien des Indiens. C’est donc une heure après la sortie de Rishikesh que nous posons enfin nos pieds à terre. 

Passé cette légère frayeur, nous garons le scooter et nous empruntons des escaliers taillés dans la roche. Le chemin pour rejoindre le village est semé d’embûches. De nombreux autres animaux fréquentent ce passage et dispersent leurs traces nauséabondes. Pour un retour à la nature, nous sommes servis ! Après une brève ascension, nous suivons un sentier aussi désert qu’aride surplombant le Gange. Aucun arbre à l’horizon. Seulement quelques arbustes par-ci par-là égayent la route. Nous cherchons désespérément le village depuis une bonne demi-heure lorsqu’une pancarte indique : propriété privée. Maintenant, nous sommes fixés. Au moment de rebrousser chemin, Mathias m’interpelle. Nous étions si focalisés sur notre recherche que nous n’avions pas vu l’incroyable panorama qui se dessinait sous nos yeux. Quelques mètres plus bas, le Gange se divise en deux branches esquissant une flèche en direction d’une crique. Au-dessus de cette plage, la falaise verdoyante invite à l’émerveillement. Le voilà notre réconfort de la journée !

Sous une chaleur écrasante, nous descendons la dune de sable qui nous sépare de notre paradis terrestre. Nous nous installons dans le petit coin d’ombre que la montagne offre miraculeusement. En un instant, je me retrouve en tenue légère au pied de cette rivière sacrée. Seul un chèche recouvre mon corps dénudé. Le courant est si fort que je n’immerge pas plus que mes jambes. Mathias me regarde au loin m’amuser comme une enfant. Débusquer les vagues, sauter de pierre en pierre et courir à contre-courant… 

À cette époque de l’année, le Gange est encore glacial, ce qui permet un nettoyage en profondeur. Ici, l’eau est incroyablement cristalline. Ce qui n’est plus le cas sur les rives de la ville, où l’eau a viré au marron boueux depuis une semaine. Avec la chaleur et l’afflux de touristes, le Gange a peut-être perdu de sa pureté, mais pas de son caractère sacré. Il faut voir le nombre de pèlerins débarquer en ce moment pour s’en rendre compte. Comme je regrette le calme de cet hiver passé en compagnie de mes amies !

La seule chose qui me retient encore dans cette ville en ébullition repose à un mètre de moi, étendu sur une serviette. Mathias le sait, dans quinze jours, j’ai l’opportunité de quitter l’Inde pour rejoindre le Népal. Pourtant, nous ne parlons quasiment jamais de cette future séparation. 

Je scrute chaque jour mon pass pour Katmandou, ce fameux billet d’avion de retour qui m’avait autorisée à entrer en Inde. J’ai encore espoir que Mathias me suive au plus près de l’Everest. Dès que j’évoque ce probable voyage, des étincelles brillent dans ses yeux. 

L’autre possibilité serait de terminer mon séjour en Inde jusqu’à expiration de mon visa dans un mois. Passé ce délai, l’Inde me fermera ses portes, à moins de pouvoir renouveler mon visa depuis le Népal. Je n’envisage pas encore mon retour en France, tant la séparation me donne des vertiges. 

En attendant de me décider, je profite au maximum de ce laps de temps pour m’imprégner de l’ambiance spirituelle qui plane dans les rues de Rishikesh. Les satsangs battent leur plein. De nombreux gurus donnent quotidiennement des discours chargés de sagesse et délivrent à qui veut l’entendre des connaissances ancestrales. 

C’était d’ailleurs la raison du voyage de Mathias. Être au pied de son maître, Anandji baba. Je ne comprends pas pourquoi il ne veut plus y retourner. Je choisis ce moment paisible pour cerner ses motivations : 

— Demain, je vais assister au satsang de Anandji baba. Te joindras-tu à moi ? 

— Je ne sais pas. Depuis un mois que j’y prends part quotidiennement, aucun résultat n’est visible. Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais. Franchement, je doute que cela m’apporte quelque chose. 

Visiblement, Mathias n’y trouve plus son compte. Après dix années à suivre ses enseignements à distance, rencontrer son guru en chair et en os n’a rien changé. Ses agitations nocturnes et sa mélancolie diurne persistent. Je tente d’en savoir plus : 

— Tu continues à faire les mêmes cauchemars ?

— Oui, je n’arrive pas à me sortir cette scène de la tête. 

— Cela demande du temps. Parfois, on imagine pouvoir oublier ses problèmes en partant à l’autre bout du monde. En réalité, je pense que seul le temps guérit les blessures. Et le pardon…

Mathias acquiesce, mais reste très sceptique quant à sa guérison. Etre trompé par la femme de sa vie, qui plus est avec son meilleur ami, peut-être parfois fatal. 

Le soleil a maintenant basculé de l’autre côté de la montagne et nous plonge dans l’ombre complète. La brise fraîche qui se lève au bord du Gange nous pousse à repartir. Nous reprenons la route en sens inverse en jouant à cache-cache avec le soleil à chaque virage. Dans cette vallée encaissée, la lumière file à grande vitesse. Nous arrivons à Rishikesh à la tombée de la nuit. Mathias arrête le bolide à l’entrée de la ville où nous admirons ce panorama privilégié. Nous n’avons pas la chance de contempler le Gange de si haut tous les soirs ! Depuis notre point d’observation, avec l’éclairage de la ville, ce fleuve sacré semble paré d’une robe orangée. 

Pris d’un élan artistique, Mathias immortalise ce moment. Il dégaine son appareil photo reflex qu’il transporte soigneusement à chacune de nos virées. Pendant plus d’une demi-heure, il s’efforce à trouver le cadre parfait et finit par déclencher la photo en vitesse minimale pour capter un maximum de clarté dans la pénombre. Le résultat est bluffant. Comment a-t-il fait pour révéler autant de lumière dans cette obscurité ? Cela me paraît digne d’un alchimiste. Je suis fière de cet homme et je l’admire totalement.

Une fois de retour en ville, nous nous ruons dans notre restaurant favori qui sert des mets ayurvédiques à tomber par terre. 

Un peu à l’écart du centre névralgique, ce restaurant affiche souvent complet. Les tables sont disposées autour d’une guesthouse dans un jardin paradisiaque. Les plats sont joliment présentés dans des petits bols en cuivre et sont tous exquis. La cuisine ayurvédique me fascine par son art d’associer les parfums, les odeurs et les couleurs. À la tombée de la nuit, des bougies nous éclairent, ce qui rajoute un charme. Je voudrais que ces instants romantiques ne s’arrêtent jamais. La chaleur ambiante nous permet de profiter de douces soirées en plein air, jusqu’à ce que les piqûres de moustiques finissent par nous pousser à déserter ce lieu féérique. 

Ce soir-là, Mathias reste silencieux. Bien trop silencieux à mon goût. Peut-être a-t-il envie de se retrouver un peu seul, ou bien carrément de rentrer en Argentine ? Je le questionne sur ses intentions de voyage, mais la seule réponse que j’obtiens me suffit. Pour le moment, il ne compte pas quitter la ville. Nous rentrons main dans la main jusqu’à notre chambre en marchant le long des berges du Gange dans un calme olympien. 

La brume a recouvert les berges du canal. J’accélère le pas. Le bruit de mes talons se fait de plus en plus pressant. J’avance à l’aveugle en longeant le mur qui me guide, tel un fil d’Ariane. Je distingue enfin les escaliers qui me permettront de rejoindre une route plus sûre. Soudain, une main se glisse devant mon visage et me ferme la bouche. J’essaye de la retirer, mais c’est tout mon corps qui devient prisonnier de mon agresseur. Je me débats, tente de m’échapper. Sa main m’oppresse de plus en plus et je m’asphyxie lentement. La sonnerie du réveil me sort de mon sommeil agité. Depuis quelque temps, des cauchemars hantent mes nuits. Je reprends mon souffle, soulagée de pouvoir respirer à ma guise. 

Mathias est déjà penché sur son ordinateur. Avant de rejoindre les chercheurs spirituels auprès d’Anandji baba, je m’adonne à une séance de yoga. Ce nouveau quotidien est devenu une vraie bouffée d’oxygène. Commencer ma journée par revenir à mon corps et investir ma respiration m’aide à trouver une certaine clarté mentale. 

Contre toute attente, Mathias se joint à ma pratique. Je me souviens encore de notre première conversation sur sa réticence au yoga. Finalement, après avoir assisté à plusieurs cours avec mon professeur Shanti, il semble réconcilié avec cette véritable philosophie de vie. Diplôme en main, je suis maintenant en mesure de corriger les moindres faits et gestes de mon poulain. Ce qui n’a pas l’air de lui déplaire. J’ai même droit à un sourire prometteur. Après plusieurs salutations au soleil, j’oriente la séance vers des postures arrière, salutaires pour la paix du cœur, agissant comme de véritables antidépresseurs. Nous terminons allongés au sol pour un savasana bien mérité. Je laisse volontairement Mathias choisir par lui-même sa méthode de relaxation. 

L’alarme du téléphone nous tire de notre transe hypnotique. Il est largement temps de prendre la route. Je m’habille en vitesse et je m’apprête à embrasser Mathias. Quand je sors de la salle de bain, il est au pied de la porte, prêt à m’accompagner. Je jubile en silence, pour ne pas le laisser penser que sa présence m’est presque devenue indispensable. Depuis qu’il m’a amené au pied de son guru, nous ne nous sommes pas quittés. Assister à un satsang sans lui me semblait donc vide de sens. Pourtant, j’étais prête à le faire, sans aucune raison tangible. 

Cette fois-ci, Mathias demande au rickshaw de nous arrêter bien avant l’entrée de l’ashram où ont lieu les satsangs. Nous entrons par les portes arrière et rejoignons des files d’attente. Pour pouvoir être au pied du guru, il faut se lever tôt et bénéficier d’un petit coup de pouce du destin. Chaque file est choisie au hasard pour accéder au hall et malheureusement pour aujourd’hui, nous sommes les derniers à pénétrer dans l’enceinte. Cette pièce est si grande que l’on se croirait dans un hall de gare. Au-dessus de nos têtes, un toit en tôle couvre le bâtiment. Devant la scène, des tapis sont disposés à même le sol pour les participants capables de tenir plusieurs heures assis. Pour ceux qui préfèrent le confort, des rangées de chaises sont disponibles au fond et sur les côtés de la salle.  

Nous nous plaçons à une cinquantaine de mètres de distance de la scène au sol. Les plus chanceux peuvent s’asseoir au bord de l’estrade. Pour les moins chanceux, des écrans sont disposés en hauteur et diffusent des images de la scène centrale. Les membres de l’ashram, en tenue blanche, m’apparaissent comme des anges. Ils installent minutieusement les participants et veillent à leur confort. La salle est bondée, alors que cela fait presque un mois que les satsangs ont commencé. 

Une fois en position, il suffit d’attendre la venue du maître en silence. Mathias ferme les yeux pour un voyage intérieur. Je suis toujours fascinée par sa facilité à revenir en son centre, alors que mon esprit est accaparé par tout ce qui bouge autour de moi. Je cherche à tout observer, analyser, ne voulant rien manquer. C’est ainsi que je remarque un homme monter sur scène et s’asseoir en tailleur. Il tire une flûte au long bec de sa besace et la porte à sa bouche. Il en sort un son hypnotisant qui m’est parfaitement inconnu. Je n’ai pas envie que cette douce mélodie s’arrête. Je ferme les yeux et je plonge dans mon for intérieur. Une sensation de bien-être envahit tout mon corps et mon esprit. Je rentre alors en état de quiétude méditative. Quand j’en sors, le musicien a disparu et le maître s’apprête à monter sur scène. L’assemblée se lève dans un silence de plomb.

Anandji baba apparaît dans une longue tunique bleu doré et monte lentement les marches. À pas de velours, il vient s’installer sur son fauteuil qui trône sur l’estrade. 

Je prends le temps de l’observer via les écrans qui retranscrivent le satsang. Son visage est si doux. Ses yeux en forme d’amande semblent emplis de sagesse. Il est assis confortablement, le dos bien droit et les mains posées sur ses genoux, prêt à recevoir les questions des participants. Il sort de son silence pour poser une unique question : 

— Qui désire être libre ? 

Les mains se tendent à l’unanimité. Toute la matinée, les chercheurs spirituels vont défiler devant le micro pour poser leur question au maître qui va tenter d’y répondre et de les sortir de prison. C’est comme ça qu’il a rebaptisé leur mal-être mental. Un premier est désigné. Il se lève et s’approche du micro. Sa question n’est pas très précise, mais Anandji baba semble satisfait. 

Je ne vois toujours pas comment un homme, que de nombreux vénèrent tel un dieu incarné, peut avoir tant de pouvoir : transformer la vie de son prochain rien que par des paroles emplies de sagesse. Déclencher en lui une prise de conscience suffirait-il à le libérer définitivement de ses chaînes ? Je reste dubitative. Pourtant, je suis venue ce matin avec une complète ouverture et une infinie confiance. Je suis prête à tout pour me sortir des ténèbres dans lesquelles je sombre depuis des années. Je n’ai plus rien à perdre. 

Le maître conduit alors l’assemblée vers une méditation en profondeur, nous demandant de sonder toutes les couches de notre être auxquelles nous nous sommes identifiés depuis la naissance. 

— Mets tout de côté : ton passé, ton histoire, tes aspirations, tes désirs, tes attentes, l’idée que tu te fais du futur. Aucune identification à ton image, ton corps, ton esprit, tes pensées, tes émotions. Le Soi n’a pas d’histoire à raconter, pas d’autobiographie. Il « est » seulement. 

Ces mots que j’ai entendus deux semaines auparavant résonnent d’une manière tout à fait différente ce matin. Alors que la première fois j’ai laissé la curiosité et le doute prendre le dessus, cette fois-ci, je me sens profondément impliquée et en accord avec ses paroles. Je ne relève aucune opposition à son discours, ni aucun jugement, ni aucun essai d’intellectualisation. Je me laisse porter par le doux son de sa voix. Je comprends tous les mots qui sortent de sa bouche, comme si l’anglais était devenu ma langue maternelle. Son discours pénètre dans toutes les cellules de mon corps sans passer par tout le processus mental habituel qui semble être court-circuité. Anandji baba s’adresse directement à mon cœur.

Je continue la méditation comme si je retirais couche après couche des vêtements trop serrés et usés. Je me surprends à réaliser cet exercice avec facilité et rapidité. Tel un oignon que l’on pèle peau après peau pour arriver au centre, me voici quasi nue. Il ajoute :

— Ne t’attache à aucun concept, même pas celui d’atteindre la libération.

Ce qui me fait sourire, car même si je ne crève pas de désir de me libérer, comme certains ici, une petite part en moi espère une illumination, un éclair de génie. 

— Tu es totalement vide. Il n’y a plus rien. Dans cet état de vide, est-ce qu’il manque quelque chose ?

À cet instant, je suis prise d’une crise d’angoisse. Dans ma tête, les pensées se bousculent. Le vide prend alors la forme du néant qui est aussitôt assimilé à l’état de mort. C’est la panique à bord. L’idée phobique de la mort hante tout mon corps au point de ne faire plus qu’un avec elle. Je me retrouve dans le noir complet, le cœur battant la chamade. J’ai l’impression d’être tombée dans un gouffre, emportée par un tourbillon d’idées sombres. 

Après quelques minutes qui me semblent des heures, j’ouvre les yeux et je réalise que je pleure comme une madeleine à côté de Mathias. Mon corps tremble. Ouf, je suis en vie ! Je ressens soudain un poids qui me cloue au sol, tel un aimant qui m’attire vers la Terre. Un doux balancement démarre de mon bassin et longe lentement ma colonne vertébrale, comme une légère vague d’endorphines qui remonte pour venir s’échouer à la cime de mon crâne. Du noir, je passe soudain dans la lumière. Du désespoir à une foi inébranlable. De la peur à l’amour inconditionnel. La tempête qui sévissait dans mon cœur fait maintenant place à un anticyclone. Je réalise que derrière ce vide, il n’y a pas « rien », mais justement « tout ». Il n’y a qu’un voile à lever, un oignon à éplucher et ses peurs à dépasser pour accéder à sa Conscience, cet être suprême que chacun peut trouver en Soi.   

Je reprends alors le fil de la méditation.

— Tu es simplement là. Ne rajoute aucun nouveau concept. Ni celui d’attendre que quelque chose va arriver. N’y touche pas. N’imagine rien. Vide, vide… Pas d’efforts pour être vide. Dis-moi ce qui est ici et maintenant ? Il y a perception, mais pas jugement. Y a-t-il déception ? Peur ? Est-ce que ton esprit te dit : et après ? La perception est énergétique, pas intellectuelle. 

Oui, oui, j’y suis. Toujours dans cet incroyable état de félicité, touchée par la grâce du guru. Je bois ses paroles, comme je pouvais m’enivrer le samedi soir. Mais cette fois-ci, l’issue va être favorable. Je ne regretterai rien. Je me souviendrai de tout. Tout prend sens et sonne juste. J’ai l’impression de retrouver un royaume familier. Comment fait cet homme pour arriver à décrire ce paradis inimaginable ? C’est complètement au-delà de la compréhension, c’est sûrement pourquoi on appelle tout ce monde invisible l’Au-Delà. Il poursuit : 

— L’état d’être n’est pas une pensée. N’écoute pas ton mental. Teste-le plutôt. Mets-le à l’épreuve plutôt que de le croire. Il y a la peur que cet état disparaisse. Le mental dit que ça ne vaut pas la peine d’y aller puisque ça ne dure pas. Cela n’est qu’une pensée. Si cet état part, où peut-il aller ? Où va-t-il ? 

Il marque une légère pause puis reprend :

— Nos sens fonctionnent toujours, les sons arrivent toujours de l’extérieur. Tu es toujours conscient de ces sons de l’extérieur et de l’intérieur. C’est la merveille de la Conscience. Ce n’est pas la personne qui fait cette expérience, c’est la Conscience elle-même.

Plus il détaille cet état, plus j’affine ma perception. Je ne fais plus qu’un avec ma Conscience, le reste des habitants de mon cerveau ont pris congés. L’ego, le mental et tous les autres imposteurs qui me constituent viennent de se faire déloger par un être authentique et digne de confiance. Anandji termine enfin : 

— Cet état de pure Conscience présente, c’est un état neutre. L’état zéro. C’est un état où les sens se rapportent à la conscience et non plus à la personne. Puis, il y a un niveau au-dessus, l’état zéro plus, qui est ce sentiment de présence permanente sans effort.

Tout cela est moi, c’est ce que je suis. 

En saisissant mon téléphone, je réalise que quatre heures se sont écoulées depuis notre entrée dans l’enceinte du bâtiment. Je gis au sol, totalement déconnectée du monde réel. La sortie de l’ashram est d’une violence extrême. Les klaxons de la rue m’effraient. Tout ce brouhaha me semble insurmontable. Mathias propose un taxi pour rentrer, mais je n’en ai pas la force non plus. Nous prenons donc la route qui longe le Gange. Je reste en silence, ce qui impressionne Mathias. Moi qui tiens à tout décortiquer à chaque fois, je n’ai plus qu’une envie, m’établir à jamais dans cette présence, cet “état zéro plus”, comme le surnomme Anandji baba. 

La chaleur de ce début d’après-midi me donne des nausées. Ventre vide, nous progressons à la vitesse des escargots en remontant les bords du Gange. Des enfants s’éclaboussent dans l’eau pendant que leurs parents vendent à la sauvette des souvenirs de pacotille. 

Nous plongeons nos jambes dans le Gange pour nous rafraîchir. Je me mouille les joues pour reprendre mes esprits, puis je reste un moment en observation sur un rocher, les pieds dans l’eau. 

Je viens de toucher du bout des doigts cet état de présence. Tout s’éclaire devant moi. J’ai trouvé cette paix intérieure, ce vide de pensée, cet espace infini de silence omnipotent et omniprésent. J’ai l’impression d’avoir vidé tout ce qui ne m’appartient plus et de me retrouver face à une page blanche, lumineuse et remplie d’espoir. En un déclic, je réalise que cette séance m’a fait plus de bien que mes deux dernières années de thérapie. Ce que mon thérapeute a essayé de me transmettre, je viens seulement de le sentir vibrer en moi. Il fait partie de moi. Voilà, j’ai enfin l’impression de pouvoir être moi. 

Anandji baba m’a tendu les clés du paradis et je les mets dans ma poche. Alors même si j’ai touché cet état zéro d’être, je ne m’y suis pas vraiment établie. Je viens juste d’entre-apercevoir ce champ des possibles et cela suscite un désir d’y parvenir. D’atteindre le sommet. Cette expérience a fait resurgir de nombreuses questions sur la spiritualité que j’ai mises de côté au détriment d’une vie cadencée et rythmée par la quête du faire et de l’avoir.

J’ai mis en veille cet état d’être qui m’effrayait, ne me trouvant pas de bonne compagnie. Ce que j’ai découvert en moi est le trésor le plus précieux au monde. Il n’a pas de prix, mais une valeur infinie. Il vaut plus que ces années passées à courir après une autre entité, l’argent. Ce même argent qui finissait dépensé pour combler un bonheur matériel éphémère. Il vaut plus que tout ce temps gaspillé à travailler pour maintenir un niveau de vie à la hauteur de mes attentes, pour être finalement déçue et envier la vie des autres. Il ne peut ni se vendre, ni s’offrir. Il doit être par soi-même acquis.

Alors que je veux déjà revenir à cet état, un peu comme une drogue qu’on a envie de reprendre, je réalise que ce n’est pas si simple et que cela demande de nombreux efforts. Plus je tente de l’atteindre et moins il vient. J’en comprendrai le fonctionnement bien plus tard. En attendant, je prends la décision de continuer à participer aux satsangs d’Anandji que j’ai rebaptisé « Guruji ». 

J’annule sur-le-champ mon voyage au Népal, qui est devenu tellement futile et vide de sens. Pourquoi courir dans un pays inconnu seule à l’aventure alors que je suis accompagnée par l’homme que j’aime et à l’aube d’accéder à l’éveil ? Toutes les chances sont de mon côté et je veux moi aussi prendre mon ticket pour la liberté, le fameux nirvana, comme les autres chercheurs spirituels.