Premiers chapitres de « La voix qui ne ment jamais, De l’ombre à la lumière »

TRIBULATIONS DE VICTOIRE

CHAPITRE 1
PARTIR 

« Contre les chagrins de la vie, le voyage n’est-il pas le meilleur remède ? »

(Michel Tournier) 

    Varanasi, le 5 décembre 2016

Assise sur les ghats* du Gange, je repense à mon premier jour de visite de cette ville sainte. Je me revois embarquer aux aurores sur une barque pour aller contempler le lever de soleil depuis le Gange. Suraj scrutait les moindres de mes gestes et sourires. Il semblait amoureux comme jamais et fier de me faire découvrir ses racines. Le soleil pointait à l’horizon et chacun de ses rayons de lumière dorée se reflétait sur les multiples palais et temples de la ville. Ce spectacle féérique restera un souvenir inoubliable, tant la sensation de communion totale avec cette magie a imprégné toutes les cellules de mon corps. 
Les fumées des bûchers de crémation me ramènent brutalement dans le vif de l’instant. Le moment tant redouté d’affronter la vision de défunts arrive. Même si les enseignements reçus lors de la retraite bouddhiste le mois précédent m’ont permis de mieux appréhender la mort et de me dire qu’elle n’est qu’un passage et non une fin, je demeure pétrifiée devant la scène. Suraj fait preuve de grande compassion à mon égard. Il m’explique calmement chaque étape du processus, ce qui m’apaise, face au drame familial qui se joue sous mes yeux. J’apprends avec stupeur que seules les familles fortunées ont le privilège d’offrir un dernier hommage à leurs proches. Les autres jettent les cadavres directement dans le Gange, enveloppés d’un drap. 
Malgré sa bienveillance et son enthousiasme, je ne me sens pas à ma place en compagnie de Suraj. J’ai l’impression de perdre le sens de mon objectif de départ, de m’égarer comme le disent si bien les bouddhistes. J’ai l’intuition que je dois quitter la ville. Il faut que je lui annonce. Il le faut. 
Alors que je m’apprête à amorcer cette discussion, il me fait part de son envie de me présenter à sa famille. 
— Suraj, l’interromps-je. Je ne vais pas rester ici. Tu le sais. 
Un silence lourd s’installe. Je continue malgré sa réticence. 
— Ce que tu as fait pour moi est adorable, mais comme je te l’ai déjà dit, je dois poursuivre ce voyage seule. Ma décision est prise, et je ne reviendrai pas dessus. Je pars ce soir pour Rishikesh.
Suraj me fixe du regard et implore une dernière requête :
— J’avais promis à ma mère de lui rendre visite avec toi. Elle est souffrante et elle serait heureuse de te rencontrer.
Encore une fois, je me sens prise au piège. Suraj commence à me connaître. Il sait que je ne veux pas contrarier une personne fragile et que je suis prête à faire cet effort. Je m’exécute en restant ferme : 
— C’est la dernière fois ! Après, tu me laisses partir. 
Nous nous éloignons du centre névralgique de Varanasi, en direction nord de la ville. À peine arrivés devant sa maison que sa mère accourt pour nous accueillir à bras grands ouverts avec le sourire. Une fois sur le seuil de la porte, je découvre avec surprise une assemblée de personnes en tenue traditionnelle. J’avance dans cette haie d’honneur qui nous conduit à l’intérieur du foyer. Qu’ont-ils à s’extasier devant moi et à féliciter Suraj ? Dans quelle galère m’a-t-il embarquée ? Je regarde Suraj avec des yeux noirs. Sa mère a l’air en parfaite santé, apprêtée dans un sari bleu roi. Discrètement, je fais signe à Suraj de me rejoindre dans la cuisine pour éclaircir la situation. Je redoute sa réponse, mais il faut que je sache. Il le faut. 
— Explique-moi ce que je viens faire ici ? Pourquoi ces gens nous félicitent-ils ?
Suraj reste silencieux. Je hausse le ton. 
— Si tu ne me dis pas ce qu’il se passe ici, je m’en vais immédiatement.
— Je leur ai annoncé que nous allions nous fiancer. 
— Mais tu es fou ? Jamais de la vie ! Tu m’entends ? Tu croyais vraiment que j’allais me plier à tes demandes ? 
Suraj baisse les yeux. Je vois qu’il est désespéré. 
— Ma mère est mourante et je voulais lui faire un dernier cadeau.
— Et moi dans tout ça ? Mon avis ne compte-t-il pas ? 
— Si, bien sûr. Je suis désolé. Je ne sais pas ce que je vais leur dire si tu pars. Ma mère ne s’en remettra pas.
— Il fallait y penser avant ! Tu me fais encore culpabiliser alors que tu m’as trahie. Laisse-moi quelques minutes, j’ai besoin d’être seule.
Suraj quitte la pièce, et je pars m’enfermer dans la salle de bain. Je suis hors de moi. Partagée entre colère et culpabilité, j’essaye de me raisonner. Comment transformer cette énergie qui bout en moi et qui ne demande qu’à exploser ? Finalement, moi qui voulais devenir plus sereine, je suis là à faire les cent pas, débordée par des événements qui entravent ma paix intérieure. Que m’arrive-t-il ? Où sont passés mes précieux enseignements bouddhistes du mois dernier sur la compassion et la bienveillance ? 
D’un côté, j’ai envie de m’enfuir et de le laisser seul dans cette galère. Il l’a bien mérité après tout. Il a menti à sa famille et à la femme qu’il aimait. Il a dépassé les bornes. Je n’ai plus rien à faire avec lui. D’un autre côté, je me mets terriblement à sa place et à celle de sa mère. Il a pris un risque non négligeable en engageant sa parole sans me consulter. Sa famille pourrait le rejeter. Comment sa mère réagirait-elle au mensonge de son fils ? Je peux encore lui sauver la mise et épargner cette pauvre femme. Quelqu’un frappe à la porte. 
— Victoire, c’est moi. S’il te plaît, ouvre-moi.
Je déverrouille le loquet, vérifie que Suraj est seul et le fais entrer. J’engage la conversation :
— Écoute, je vais être honnête avec toi. Je ne comprends pas ta façon d’agir qui m’a mise dans une situation plus qu’inconfortable. Cependant, je sais que tu l’as fait par amour pour ta mère. Je vais donc faire au mieux pour te sortir de là, et moi avec ! Je vais te dire ce que l’on va faire…

Une fois dans le bus pour Rishikesh, je relâche la pression. Je ne sais pas si je dois pleurer ou rire de cet imbroglio auquel j’ai échappé. Je me félicite alors de mes talents de comédienne. Je ne pensais pas être aussi douée pour simuler une crise d’asthme. Sa mère, paniquée, a failli appeler une ambulance et saboter notre plan. Après m’avoir raccompagnée à la gare, Suraj a rassuré sa famille en expliquant que j’avais été prise en charge par un médecin à l’hôpital. Ce dernier m’aurait conseillé un rapatriement en urgence en France. J’imagine qu’ils sont tous autour de lui pour le consoler à présent. Pour ma part, me voilà soulagée de me retrouver seule comme je le souhaitais. 
Finalement, depuis ma sortie de la retraite bouddhiste, je n’ai pas pris une minute pour me recentrer sur moi-même. Ni méditer d’ailleurs… Maintenant que j’ai mis un terme à cette relation malsaine, je suis prête à m’embarquer dans de nouvelles aventures !
Je m’endors profondément dans le bus qui me conduit à Rishikesh. En plein milieu de la nuit, le véhicule s’arrête sur le bas-côté de la chaussée. Le chauffeur annonce le terminus. Mais quelle heure est-il ? Nous sommes censés arriver à 7 h du matin… Dans la confusion, je saisis mon téléphone et je constate qu’il est seulement 4 h. 
Avant de sortir, je demande au conducteur si nous sommes bien à Rishikesh. J’arrive à peine à comprendre ce qu’il me répond. Apparemment, non. Je dois me rendre à la gare routière pour prendre une correspondance. À peine les marches descendues que les chauffeurs de taxi, postés devant la porte, proposent leurs services ! Je me faufile difficilement dans la masse pour récupérer mon sac dans la soute. Une fois chargée, je contourne l’arrière du bus pour éviter la foule.
Je hèle un rickshaw qui est stationné le long de la route. Il se dirige vers moi et me demande ma destination. Arrive alors le moment fatidique de la négociation du prix. Maintenant que je connais les tarifs en vigueur au kilomètre parcouru, il suffit de savoir la distance à effectuer, de faire la multiplication et le tour est joué ! Sauf que mon chauffeur n’est pas d’humeur à faire du calcul mental. Il m’annonce une somme astronomique. J’avance alors mon argument irréfutable, celui des tarifs gouvernementaux. Il approuve, en maugréant tout de même. 
L’aube se lève à peine lorsque le rickshaw me dépose devant la gare routière. Je mets un temps fou pour trouver le guichet des renseignements qui s’avère être fermé. Le hall est une fourmilière où règne un chaos total. Je cherche désespérément quelqu’un qui puisse m’indiquer le quai de départ. J’interroge au hasard un conducteur de bus, repérable grâce à son uniforme. Il agite nerveusement sa main vers le lieu en question. Je fonce au nord de la gare, forcée de réclamer de l’aide à un autre chauffeur. Il désigne alors un bus bondé qui est en train de partir. Je m’élance à sa poursuite. Par chance, la circulation alentour le force à s’arrêter, ce qui me permet de monter, in extremis. Je demande la confirmation de la direction du bus à l’assistant du conducteur. Il me répond avec un hochement de tête. Je suis maintenant rodée avec cette gestuelle particulière qui signifie un grand OUI !  Enfin, je pars pour Rishikesh. 

Il est à peine 8 h du matin quand le bus entre dans la gare routière de ma nouvelle cité d’accueil. J’ai choisi de résider dans la partie la plus attractive de la ville, à cinq kilomètres de là, ce qui m’oblige à recourir de nouveau au service d’un rickshaw. 
Il me dépose tout en haut d’un pont rouge qui relie les berges du Gange. Je m’émerveille devant l’incroyable limpidité de ce fleuve sacré. Rishikesh se trouve à seulement huit heures de bus de la source du Gange, dans les contreforts de l’Himalaya. L’eau a encore sa couleur turquoise d’origine qui rappelle incontestablement celle d’un glacier, ce qui n’était pas le cas à Varanasi. Je me sens bénie et emplie d’un sentiment d’être enfin sur le bon chemin, après mon dernier séjour. Je traverse le pont, nommé Ram Jula, pour rejoindre l’ashram* qu’une voyageuse rencontrée quelques jours plus tôt m’avait conseillé. Elle m’avait fait tant d’éloges sur ce lieu de résidence que je m’y dirige en toute confiance. 
L’hébergement en question est le moins cher de la ville, mais aussi le plus excentré. L’accès à ma future demeure nécessite la traversée laborieuse d’un passage animé où se côtoient des temples hindous, des commerces ambulants et des ashrams, sur plus de deux kilomètres. Ce passage obligé me contraint à slalomer entre les mendiants, les vaches et les chiens errants. Malgré la fatigue, j’avance lentement en savourant chaque détail, hypnotisée par une musique mystique et baignée dans des effluves d’encens. 
Après avoir vécu dix jours dans un monastère bouddhiste, je suis curieuse d’expérimenter la vie dans un ashram. La formule all inclusive – version spirituelle – est très attrayante. Profiter d’un cadre reposant, calme et silencieux me parait judicieux après cette virée frénétique à Varanasi. Pourtant, plus je m’éloigne du cœur du quartier de Ram Jula, plus un sentiment d’insécurité me traverse. Je marche à présent dans une rue déserte. 
J’arrive devant les grilles de l’ashram qui est entouré de barbelés, à l’image d’une prison. L’accueil y est cependant très chaleureux. Le réceptionniste s’empresse de me faire visiter les chambres les moins chères, à ma demande, et de m’expliquer le fonctionnement du lieu : 
— Le matin, nous nous réunissons dans le hall pour une méditation en groupe, suivie d’une séance de yoga. Toutes les activités et les repas sont inclus dans le prix de la chambre. En contrepartie, un karma yoga* de quelques heures par jour vous est demandé.  
À ce tarif, environ cinq euros par jour, je comprends mieux combien il est facile de rester des mois en Inde sans se ruiner. Sous le préau, je remarque quelques résidents qui s’étirent et méditent à même la pelouse. Je poursuis la visite des chambres qui vient obscurcir le tableau. En poussant la porte d’entrée, un rat, surpris, se faufile derrière les volets de la pièce qui s’apparente davantage à une cellule. Même si le prix s’avère très attractif, je décide de mettre fin à la visite et de partir en quête d’un logement dans le centre-ville. Malgré ma déception, je reste tout de même confiante sur les événements à venir. J’essaye de me laisser guider par cette petite voix qui m’a conduite jusqu’ici et de lui faire confiance. 
Je me rappelle alors qu’un ami en France m’avait recommandé l’adresse d’une guesthouse, qui se situe à Luxman Jula, à l’autre bout de la ville. Je retrouve un élan d’énergie, après une pause gourmande dans un café.  Le long du chemin, à la vue du Gange, ces sensations de plénitude et de liberté m’envahissent à nouveau. Les habitations se densifient et les commerces se succèdent de part et d’autre de la rue. Le son des mantras bouddhistes de Dharamsala est balayé par les clochettes des temples hindous et par le « Hari Om » en guise de salutation.  Parmi cette profusion d’enseignes touristiques, une ribambelle d’écoles de yoga, de méditation, de reiki ou d’autres méthodes aux titres accrocheurs, comme la méditation transcendantale, affichent leurs plannings sur des panneaux à l’entrée. L’empressement des touristes occidentaux a remplacé la douceur de vivre des habitants de Ram Jula. Il ne reste rien de typiquement indien ici, si ce n’est que des étals de fruits et de légumes, ainsi que des échoppes de thé ambulantes dispatchées à chaque coin de rue. Les vaches déambulent en plein milieu de la rue, en rongeant des cartons et le reste de détritus en guise de repas. Pas de doute, c’est l’Inde ! Seul le quartier touristique a été aseptisé pour le confort des visiteurs. Je dois bien dire qu’après une immersion en pleine jungle indienne, je ne vais pas me refuser ce luxe !  Face à toutes ces stimulations extérieures, j’ai envie de m’arrêter partout. Je reste malgré cela concentrée sur mon objectif qui est de me trouver une chambre. Au bout de la rue, se dresse une imposante statue de Shiva. Derrière elle, je découvre l’entrée du pont de Luxman Jula, tout aussi impressionnant que son concurrent, le Ram Jula. Et tout aussi vacillant… Je ne sais pas si c’est le vent qui renforce cette impression d’instabilité, mais je suis soulagée d’arriver de l’autre côté de la rive. Je poursuis mon chemin jusqu’à la guesthouse qui est à seulement quelques mètres de la sortie du pont. La chance me sourit enfin, puisqu’il reste une seule chambre de libre. Bien qu’elle soit très sommaire et bruyante, elle dispose d’une terrasse avec une vue à couper le souffle sur le Gange et sur le pont. L’accueil du réceptionniste me convainc de poser mes valises. Je regarde l’heure sur mon téléphone qui affiche seulement midi. 
Malgré ma fatigue, je me mets en quête d’un restaurant, guidée par la faim. Au moment où je ferme ma porte à clef, mon voisin d’en face sort de sa chambre. C’est un homme de grande taille, au visage sympathique, aux cheveux grisonnants et reconnaissable par ses yeux aux couleurs du Gange. Il me sourit et il entame spontanément la conversation. En lui évoquant ma recherche d’ashram, il m’invite à en parler autour d’un repas.  
Une fois les présentations faites, il m’emmène dans son restaurant favori, dénommé « Rawat ». C’est une petite cantine indienne à l’hygiène irréprochable qui propose un assortiment de plusieurs mets typiques du nord du pays à un prix défiant toute concurrence. Je l’adopte à la première bouchée d’un délicieux garlic cheese naan, ce fameux pain fourré au fromage et à l’ail, cuit au four traditionnel. Face à moi, mon voisin de chambre dévore un masala dosa, une galette à base de farine de riz accompagnée de sauces très épicées. Chaque matin, il se rend ici pour savourer cette spécialité du sud de l’Inde.  
Dans ce brouhaha, j’ai du mal à suivre la conversation. Rawat est une vraie fourmilière constituée d’une équipe exclusivement masculine. Chacun occupe un poste bien défini et s’affaire à servir les clients au plus vite, afin qu’une fois leur repas terminé d’autres puissent prendre leur place. Rentabilité oblige. C’est l’heure de pointe, il n’y a aucune table vide. Je ne peux pas m’empêcher de braquer mes yeux sur l’homme qui s’active près du four en argile. Depuis notre arrivée, il n’a cessé de pétrir la pâte, de former des galettes et de les mettre à cuire pour enfin les récupérer, à mains nues, sans aucune protection. Pourtant, cela me semble brûlant. Devant l’entrée, le patron, reconnaissable à sa forte corpulence, clame haut et fort des mots en hindi pour aguicher de nouveaux clients. Depuis mon siège, j’assiste à cette scène bruyante qui m’empêche de me concentrer sur les propos de mon interlocuteur.  
— Première fois en Inde ? me demande-t-il, me tirant de mes pensées.
— Oui, et toi ?
— Je viens ici six mois par an depuis trente ans.
— Oh ! Ça te fait un sacré paquet de masala dosa au compteur…
— Combien de temps vas-tu rester ?
— Quelques mois. Je n’ai pas encore décidé de la date de mon retour. Mon visa expire en avril, c’est tout ce qui est certain.
— Les meilleurs voyages sont ceux que l’on ne prévoit pas. 
— J’essaye de suivre la petite voix qui m’a gentiment guidée jusqu’ici…
— Intéressant… Je suis peut-être indiscret, mais tu dois avoir de bonnes raisons d’être ici. Tu n’es pas obligée de me répondre, ceci ne me regarde pas après tout !
— Non, pas du tout. En fait, je me suis lancée dans un pari un peu dingue. C’était il y a dix mois, après une opération du dos. Ma jambe était paralysée et le chirurgien doutait sérieusement de ma guérison complète. Alors que je déprimais au fond de mon lit, avec un avenir incertain, j’ai vu un reportage sur l’Inde et l’incroyable capacité du corps humain à se régénérer par les massages. J’ai eu alors un déclic. J’ai commencé à croire en ma récupération totale et cela s’est produit contre toute attente. Mois après mois, ma jambe a retrouvé sa vitalité. Je m’étais fait la promesse d’aller en Inde si je récupérais suffisamment pour faire ce voyage, et me voilà…
Nous poursuivons la conversation en dehors de ce vacarme. Il me liste les ashrams les plus connus de la ville, persuadé que j’y trouverai mon bonheur. Avant d’arriver à l’entrée de la guesthouse, il me propose de me faire visiter le quartier. Épuisée par la route et le repas, je décline son aimable invitation. Malgré les bruits de klaxon de la rue qui résonnent dans ma petite chambre, je m’endors rapidement. Je me réveille en plein après-midi, au son des clochettes du temple voisin. 
Je réalise soudain ma solitude. Je suis assaillie par des doutes quant à ma présence ici, seule dans une ville inconnue. Mes amis de Dharamsala me manquent. Je commence même à regretter de ne pas être partie avec eux à Manali. Je me retrouve dans une chambre d’hôtel, alors que je voulais vivre au rythme d’un ashram. Je me souviens alors de la première de mes motivations qui m’a incitée à me rendre à Rishikesh : m’imprégner de la tradition yogique à la source pour devenir professeure de yoga. J’ai l’impression d’être au bon endroit, puisque Rishikesh maintient sa réputation de capitale mondiale de yoga. Pourtant, le peu que j’ai vu ce matin m’a laissée très perplexe quant au sérieux des écoles.
Rishikesh ressemble davantage à un supermarché de la spiritualité qu’à un lieu mystique authentique. Contre deux cents heures de formation, n’importe qui peut devenir professeur de yoga. En quatre semaines le tour est joué. Ici, tous les types de yoga sont proposés. Par où commencer ? Il existe plus d’une centaine d’établissements rien que dans la ville… Je compte beaucoup sur le bouche-à-oreille et les rencontres pour m’aider à y voir plus clair.
À la nuit tombée, je me hâte de me rendre à la cérémonie organisée dans l’un des plus grands ashrams : le célèbre Parmarth Niketan. Chaque soir au soleil couchant sur les ghats du fleuve, il réunit de nombreux visiteurs et badauds comme moi pour y célébrer une offrande envers le Gange, l’aarti. Ce fleuve porte en lui toute la beauté de la mythologie hindoue. Son nom vient du sanskrit Gangâ, une déesse qui serait tombée du ciel afin de purifier la terre. Sa chute brutale aurait été amortie par la chevelure de Shiva. C’est alors de la tête de Shiva que s’écoulèrent lentement ses eaux. C’est aussi pour cette raison que la majorité des temples ici sont dédiés à Shiva, le dieu le plus vénéré de l’Inde. 
J’emprunte le chemin bordant les berges du fleuve pour prendre part à la célébration. Au loin, je perçois déjà les notes de musique. Plus je me rapproche de l’ashram et plus la foule se densifie. J’arrive en retard, me faufilant dans la marée humaine en pleine effervescence. De nombreux participants, assis sur des escaliers de part et d’autre d’une scène centrale, chantent en chœur des hymnes. Au milieu, les musiciens s’adonnent à leur pratique avec ferveur, devant les flammes du foyer consacré à la star de chaque soir, Mata Ganga. Les rythmes sont suivis par la foule qui frappe dans ses mains, avec une joie frénétique. À la fin des chants, une femme en sari blanc prend le micro et annonce :  
— Chaque soir, nous nous réunissons sur la rive du Gange pour ce que notre Swamiji* appelle notre happy hour. Mais la nôtre ne fait pas mal aux cheveux… Dans le monde entier, les gens se retrouvent dans les bars ou en boîte pour oublier le stress de la journée. Ici, en Inde, nous préférons nous unir en pensée avec notre communauté et avec l’esprit de Ganga. 
Avec un ton assez humoristique, cette jeune femme a bien résumé notre égarement et les raisons qui m’ont en partie conduite en Inde : me connecter à une source inspirante pour redonner du sens à ma vie. 
Immédiatement après ce discours, les fidèles allument des lampes à huile et les animent d’un mouvement circulaire tout en chantant. Puis, ils mettent leurs mains en coupe au-dessus de la flamme et portent leurs paumes à leur front, en signe de purification. Je me plie à ce protocole. Un enfant revêtu d’une longue robe blanche s’approche de moi et me tend une offrande fleurie ornée d’une bougie centrale. Je l’allume et je me prosterne devant Ganga pour déposer ma petite embarcation sur ces eaux calmes. Cet instant de recueillement me permet de poser des intentions bienveillantes pour l’avenir et d’adresser quelques prières. Je contemple la flotte d’offrandes former un rideau lumineux au milieu du fleuve. Je reste silencieuse, envoûtée par la magie de ce spectacle féérique. 

Rishikesh, le 7 décembre 2016

Ma première nuit dans cet hôtel n’a pas été très reposante. Persuadée que ma place est dans un ashram, je me mets en quête du lieu idéal en suivant les recommandations de mon voisin de chambre. 
Après une journée harassante de repérage, je réalise que cela ne sera pas tâche facile. Tous les endroits visités ne m’ont pas inspiré confiance. Le seul qui aurait pu me convenir était complet pour les semaines à venir. En chemin vers un dernier ashram qui propose aussi des cours de musique, « The Music Ashram », je fais une rencontre singulière.
Quelques mètres avant l’entrée de l’ashram, j’aperçois une jeune femme assise à même le sol, en train de coudre avec une machine très rudimentaire. Moi-même passionnée de couture, je suis très intriguée par cette scène et je décide de m’approcher d’elle. C’est à cet instant que l’incroyable sourire de Mona me touche en plein cœur. Cette très belle femme indienne m’accueille avec une grande bienveillance et avec amour. La beauté extérieure qui émane de tout son être contraste radicalement avec l’extrême pauvreté de son habitat.  
Elle me fait visiter sa maison, si l’on peut dire, qui ne comprend qu’une seule pièce et dans laquelle loge toute sa famille. Le frère de son mari et sa femme ont le privilège de dormir dans l’unique petit lit. Quant à Mona et son époux, ils se contentent de coucher au pied du lit, sur des paillasses. Cela me fend le cœur de découvrir leurs conditions de vie et encore plus quand elle me raconte son histoire. Malgré la barrière de la langue, la volonté d’échanger nous permet de nous comprendre. J’apprends que son mari tient une petite échoppe ambulante dans une rue voisine. Mona est une simple femme au foyer et coud pour arrondir les fins de mois. Elle n’arrive pas à être enceinte, en dépit de nombreuses tentatives. Elle prie chaque jour pour qu’un miracle se produise, car une femme mariée sans enfant en Inde est une malédiction. Au mieux, elle risque d’être rejetée par sa famille… Au pire, je préfère ne pas lui demander…
Je compatis à sa souffrance et j’ai envie de l’aider à mon échelle. Je lui commande la confection d’un ensemble pantalon et kurta*, qu’elle accepte fièrement. Elle suggère de me conduire au marché demain pour choisir mon tissu. Je repars de chez Mona enchantée et avec l’impression d’avoir réalisé une bonne action et d’avoir reçu un enseignement essentiel. 
Je termine cette journée avec la visite de l’ashram qui ne propose malheureusement aucune pratique spirituelle commune, ce qui m’oblige encore à rebrousser chemin. En rentrant à l’hôtel, je réalise le grand confort dans lequel je vis. Hier, je percevais cette chambre comme spartiate, alors que ce soir je prends conscience du luxe de pouvoir dormir dans un lit, si petit soit-il. J’imagine Mona dans sa bicoque, allongée sur sa paillasse. Je me couche exténuée, pleine de gratitude pour tout ce que j’ai. 

Le lendemain, je décide de participer à une séance de hatha yoga, dans l’immense – et d’ailleurs le plus grand – temple de la ville, situé juste en face de ma guesthouse. Je veux profiter de la profusion de cours de yoga pour m’initier le plus possible à cette pratique ancestrale. Je pénètre dans une salle austère, bien cachée au sous-sol du sanctuaire. Seul un autel avec une statue de Shiva à l’entrée égaie la salle. Nous commençons par une salutation pour rendre hommage à Shiva. Je suis étonnée par la présence de ce rite. Qu’a donc à voir ce dieu avec le yoga ?  Persuadée que je vais vivre une expérience unique, je suis enthousiaste face aux premières consignes. Puis, au fil de la séance, je finis par m’ennuyer. Je me demande même si je ne vais pas quitter le cours avant la fin. Le manque de dynamisme et de sérieux de l’instructeur me consterne ! En sortant de ce cours interminable, je tire une croix définitive sur les cours de yoga à Rishikesh et, par la même occasion, sur mon désir de m’inscrire à une formation de professeur de yoga.  En fin de matinée, je retrouve Mona chez elle, comme convenu, et nous partons, complices, en direction du cœur névralgique de Rishikesh, où vivent les locaux, loin de toute activité touristique. Elle m’indique le lieu où prendre un taxi collectif, dix fois plus économique qu’un rickshaw. Pour dix roupies par personne, ces fourgonnettes rouges nous transportent jusqu’au centre-ville, près de la gare routière. Mona est fière de me donner toutes ces informations et de me guider à travers cette jungle urbaine, comme une sœur aimante. Elle me prend la main et ne me la lâche plus.  Nous arrivons à l’entrée d’un marché typiquement indien, dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Elle m’apprend quelques expressions en hindi qui sont nécessaires pour négocier les prix ou pour se débarrasser de commerçants trop insistants. Nous rions comme des enfants. Malgré sa carrure chétive, Mona est une femme forte qui ne se laisse pas faire, ni impressionner par ce monde redoutable.  Après plusieurs heures passées à flâner dans les étals et à chercher la perle rare, j’opte pour un tissu aux motifs géométriques, dans un mélange de vert et de violet, mes deux couleurs préférées. Nous repartons toutes deux ravies de ce moment partagé, chacune retrouvant ses occupations. Même si la rencontre avec Mona reste un instant de grâce, je tire un bilan assez mitigé de mon séjour ici. Je suis tellement fixée sur mon objectif de trouver une place dans un ashram que je suis forcément déçue du résultat. Le lâcher-prise dont j’ai fait preuve lors de mon premier mois en Inde me fait bien défaut… Comment le retrouver ?  Pendant ces quelques jours d’imprégnation dans la ville, j’ai assisté chaque soir aux célébrations du Gange. J’ai frappé dans mes mains, dansé, chanté et déposé de nombreuses offrandes sur ces eaux miraculeuses. J’ai prié dans des temples hindous, en admirant l’imposante statue du dieu singe Hanuman. J’ai respiré les odeurs d’encens en cône présents sur tous les stands des rues principales, diffusant aussi des musiques new-Age. J’ai visité un nombre incalculable d’ashrams sans en trouver aucun qui retienne mon attention. J’ai médité près du Gange pour retrouver ce moment de félicité que j’avais vécu à la fin de ma retraite bouddhiste, sans grand résultat. J’ai sorti mes aquarelles pour peindre une magnifique vue depuis la plage de l’hôtel qui borde le fleuve et d’où l’on peut contempler l’imposant temple de 14 étages aux couleurs rouge orangé, derrière le pont de Luxman Jula. 
Maintenant j’attends un signe de la vie qui m’indique la voie à emprunter pour la suite de mes aventures. Je suis complètement déstabilisée, car rien de ce que je suis venue chercher ici n’arrive. Je ne sais pas vraiment ce qui me retient. Le seul moment où j’ai compris quelle direction ne pas donner à ce voyage fut lors de ma rencontre avec un « baba » au bord du Gange. 
J’admirais le beau coucher du soleil depuis les ghats près du Parmarth Niketan Ashram, lorsque cet homme, vêtu d’une longue robe orange, a surgi de nulle part. Il m’a pris les mains et j’ai ressenti immédiatement un fluide d’énergie me traverser tout le corps, presque électrique, à son contact. Sa voix était douce et il m’avait l’air intègre. 
Après quelques minutes d’échange, il m’a proposé de m’emmener dans une grotte pour y pratiquer la méditation. Malgré ma réticence et l’heure tardive, ma confiance était sans limites envers ce curieux personnage. Je suis montée derrière sa moto, et il m’a conduite sur une route très pentue. À peine quelques mètres après notre départ, j’ai entendu une voix dans ma tête qui hurlait « Stop ! ». J’ai commencé à paniquer et je lui ai demandé de s’arrêter, ce qu’il a exécuté difficilement après insistance de ma part. J’ai partagé mes doutes et mes peurs à cet homme, qui a sorti en guise de réponse un carnet, comme un magicien sort un lapin de son chapeau. Tel un livre d’or, des témoignages y étaient rédigés dans plusieurs langues. Tous disaient être ravis de la rencontre avec ce baba et unanimes sur le fait qu’il ne fallait pas hésiter à le suivre jusqu’à cette fameuse grotte… Ce carnet ne fit que renforcer mon intuition que ce drôle de personnage était en train de m’entourlouper, voire pire… Je ne savais pas de quoi il était capable, alors j’ai préféré faire demi-tour et revenir à mon point de départ. Il a essayé de me retenir en me faisant ressentir à nouveau cette énergie qui circulait entre nous. Je l’ai repoussé et je lui ai ordonné de me ramener. Après m’avoir obligée à regarder ce qu’il vendait, il m’a déposée devant l’ashram. Je suis partie sans dire un mot, d’un pas pressé. 
J’ai appris, quelques jours plus tard, que de nombreux « faux babas » couraient les rues à Rishikesh et qu’il fallait s’en méfier. Les babas ou sadhus, repérables par leur tunique orangée, sont des renonçants. Ils se consacrent à leur chemin spirituel en se détachant de leurs biens matériels et de leurs familles. À la vue de son équipement et de l’argent qu’il m’a demandé, il était loin de s’être débarrassé de ses possessions. J’ai été bernée par mon manque de discernement et je ne me ferai plus reprendre. J’en tire tout de même une leçon, celle d’avoir écouté ma voix intérieure plutôt que celle de cet inconnu. 

À présent ma solitude me pèse. Malgré les innombrables activités que recèle la ville, je n’ai plus envie d’y participer. Leçons de musique, classes de cuisine, cours de reiki, de méditation, stages de yoga, rafting sur le Gange, randonnées et j’en passe ! Je suis dans une phase de retrait face à toute cette agitation touristique. Je me laisse encore quelques jours avant de prendre la décision de partir.
Suite à ma mésaventure de la veille, je préfère rester dans l’hyper centre. Je passe le plus clair de mon temps dans mon café favori, la German Bakery, assise sur la terrasse face au Gange. Je viens me recharger en sucre et en chocolat. Je me suis entichée d’une boule d’énergie chocolatée spéciale yogi, que l’on nomme ici chocolate ball. 
De retour du marché, j’examine la vitrine de la German Bakery avec grande attention. Mes papilles sont en ébullition devant toutes ces tentations sucrées. J’hésite entre un cheesecake au citron et un moelleux au chocolat. Tiens, ils proposent aussi du fromage au lait de yak. C’est tentant… 
Soudain, j’entends mon prénom résonner dans la rue, suivi de coups de klaxon. Je me retourne, et j’aperçois Helena et Katie sur un scooter. Je n’en reviens pas ! Je les avais rencontrées lors de ma retraite de méditation à Tushita. Je suis très heureuse et surprise de les revoir, réunies dans cette ville de tous les possibles. Elles me proposent de me joindre à leur cours de yoga du lendemain matin. Apparemment le professeur est exceptionnel et je ne dois pas manquer ça… 
Impossible de refuser, moi qui attendais un signe !

CHAPITRE 2
LA VOIX DU YOGA

« Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. »

 (Marcel Proust)

            Rishikesh, le 9 décembre 2016

Il est 7 h quand le réveil sonne. Depuis mon arrivée à Rishikesh, c’est la première fois que je le mets en route. Ce matin, il n’est pas question de rester traîner au lit. J’ai rendez-vous… avec mon corps ! Avant je dois retrouver les filles que j’ai croisées la veille. Helena, d’origine mexicaine, la professeure de yoga avec qui j’avais sympathisé le dernier jour de la retraite bouddhiste. Ainsi que Katie, une Londonienne que je ne connais pratiquement pas.
Je revêts ma tenue de yogini* pour l’occasion : un legging et un débardeur léger. J’enfile une veste épaisse pour le trajet. Je mange en vitesse une banane et quelques noix de cajou, après avoir avalé une bonne tasse chaude de tisane de Tulsi, cette célèbre herbe aromatique indienne réputée pour soulager les problèmes de gorge. Je me dépêche de sortir de la guesthouse, en faisant le moins de bruit possible. Je traverse le pont de Luxman Jula, où le vent redouble de force. La fraîcheur matinale ainsi que le vent qui balaye la surface du Gange renforcent ce sentiment d’hiver qui s’installe. À cette heure-ci, la ville semble éteinte. Les cloches du temple principal qui retentissent habituellement en chœur sont encore endormies. Toutes les boutiques sont closes, il n’y a pas âme qui vive ici ! Je ne croise même pas les vaches. Où peuvent-elles bien dormir ? 
Je retrouve les filles à 8 h précise devant l’entrée des portes du yoga shala. Nous montons les quatre étages pour accéder à la salle, ce qui est déjà un entraînement pour ma part… Le shala est quasiment rempli et nous insérerons nos tapis, à l’image de pièces manquantes d’un puzzle. Cette petite pièce, qui doit faire à peine 50 mètres carrés, peut contenir jusqu’à 40 personnes. Un espace réduit est laissé à l’avant de la salle pour le professeur. Son tapis vient d’être installé par un élève assidu.  En attendant le cours, chacun se prépare, à sa façon. Helena exécute un enchaînement de squats digne d’une sportive de haut niveau, en respirant de manière très bruyante. Katie est tranquillement assise sur son tapis, les yeux clos, dans un instant de recueillement. Je m’allonge, puis quelques minutes plus tard Shanti entre dans la salle, son charisme invitant au respect et au silence.  Il traverse la pièce jusqu’à arriver au niveau de son tapis. Il s’incline devant une statue du dieu Shiva, en nous tournant le dos. Alors que j’avais la conviction que le yoga était areligieux, force est de constater la présence de pratiques pieuses dans la tradition indienne. D’autant plus que Shanti porte une longue barbe noire jusqu’à sa poitrine et un turban sur la tête, ce qui redouble ma confusion.  Imprégné d’une quiétude divine, notre professeur s’assied ensuite sur son tapis face aux élèves, prêts à suivre ses instructions. Il joint ses mains en prière et nous invite à l’accompagner :  

— Mettez vos mains dans le mudra du namaskar et fermez vos yeux.

Tout le monde exécute et récite en chœur un chant. C’est du charabia pour moi, qui suis novice. Sûrement une prière pour débuter… Puis, le cours commence.  Shanti nous conduit d’abord dans une première série de salutations au soleil.

— Nous sommes responsables, chaque matin, de faire entrer la lumière en nous. 

Voilà qui résume l’intérêt de cet enchaînement de douze postures. Au-delà de l’aspect spirituel, elle permet de faire circuler l’énergie dans le corps, idéal pour un échauffement. Les consignes sont détaillées et méthodiques. Il faut tenir les positions, écraser les orteils au sol, engager les quadriceps, rentrer le bassin, tendre les coudes et écarter les doigts, tout en synchronisant notre souffle aux mouvements. Cette salutation au soleil est un moment opportun pour commencer à habiter notre corps et nous recentrer vers notre intériorité.

— Observez en dedans. Prêtez attention à votre respiration, sentez-la et ne faites qu’un avec elle. Soyez présent.

J’ai déjà très chaud et les premières gouttes de sueur tombent sur mon tapis. Je jette un œil sur mes voisins et je vois que je ne suis pas la seule. La température grimpe d’un coup dans la classe. Nous exécutons maintenant une deuxième série de salutations au soleil, les yeux fermés cette fois-ci. Privée de la vue, un organe sensoriel indispensable à la stabilité, je n’ai plus le choix que de faire confiance à mon ressenti et de trouver mon équilibre par mes perceptions internes. Cela m’oblige à me focaliser davantage sur mes sensations et mes appuis, ainsi qu’à ancrer tout le poids de mon corps et à l’investir à 100 %. Shanti passe dans chaque rang avec enthousiasme pour nous ajuster, nous encourager et nous féliciter. 

— This is good. You are so gooood ! C’est très agréable d’être accompagnée et guidée par des mots bienveillants. Cela me fait prendre conscience que je ne suis pas si médiocre que je le pensais. Mis à part son visage sévère, Shanti est en fait un ours tendre. Il nous réajuste en douceur et sans jamais forcer :

— Maintenez votre posture. Sentez-la. Appréciez-la ! 

Après ces deux séries qui m’ont déjà lessivée, nous enchaînons avec des positions géométriques debout. Des triangles, en veux-tu, en voilà ! Le placement est rigoureux :

— Place à la figure du triangle ! Écartez les pieds de la largeur de vos bras. Ouvrez les hanches et contractez les fessiers. Ramenez votre coccyx vers l’intérieur. Allongez vos doigts et inclinez le corps sur le côté droit en étirant la colonne vertébrale. Alignez votre nuque dans le prolongement de votre dos. Tendez vos doigts !

Shanti corrige chaque placement au millimètre près, à la vitesse d’un radar. Plus la correction est rigoureuse, plus mes muscles s’activent. J’ai l’impression de fournir des efforts surhumains et pourtant ce n’est qu’une posture à tenir… Je ressens le travail de mes abdominaux comme jamais. Ça brûle même, ça doit être bon signe… Tous les muscles de mon bassin se réveillent d’une anesthésie qui durait depuis déjà bien avant mon opération.   C’est dans cette posture exigeante que Shanti nous interpelle pour venir observer un de nos camarades en difficulté. Cette pause pédagogique est un pur moment de grâce pour moi ! Il nous demande de réfléchir à l’ajustement à apporter. Pendant que certaines idées émergent dans la classe, l’élève tremble de plus en plus fort.  Shanti le remercie de sa patience et lui demande de tenir la pose encore quelques instants. Le groupe est en ébullition. Nous proposons tour à tour des solutions afin de rendre le plus vite possible sa liberté au cobaye. Enfin, Shanti, qui semble satisfait de nos réponses, le corrige puis l’autorise à relâcher la posture. J’aime cette façon de participer pendant le cours, c’est extrêmement pédagogique. Même si j’ai un certain avantage en connaissant l’anatomie sur le bout des doigts, cela n’empêche pas mes lacunes dans la science du yoga ! Nous retournons sur nos tapis respectifs. À partir des informations recueillies pendant cet exercice d’observation, Shanti nous demande de nous autocorriger pendant la réalisation de cette asana en suivant à la lettre ses explications. 
Enfin, le cours se termine par un savasana* bien mérité. Shanti nous couve comme ses petits poulains, une couverture par-ci, un oreiller par-là. Sur un ton plus bas, toujours en douceur, il nous guide alors pour la relaxation finale :
— Détendez-vous. Répétez mentalement ces phrases : mon corps est immobile, ma respiration est silencieuse, mon esprit est calme et mon âme est rayonnante ; je suis témoin de cette immobilité, de ce silence. 
Puis, il se met à chantonner d’un doux murmure aigu :
— Relaaaaaaax…
Le temps est suspendu. Mes perceptions sensorielles semblent avoir quitté mon corps. Je suis enveloppée d’une énergie paisible, comme dans un cocon de soie douillet. Je suis bien, à la limite de l’endormissement. Shanti poursuit, toujours d’une voix calme :
— Répétez mentalement : chaque jour, je vais de mieux en mieux ; mon corps se fortifie ; mon esprit s’apaise et mon âme brille de plus belle. 
Le son d’un bol chantant retentit et annonce la fin de la séance. Nous revenons assis à l’avant de nos tapis, les yeux fermés, encore centrés sur notre monde intérieur. La session se clôture par un autre chant, beaucoup plus court. Puis s’ensuit le discours de notre pro-fesseur :
— Rapprochez-vous, s’il vous plaît. 
Nous nous exécutons, toujours dans un calme absolu. Shanti débute ainsi :
— Si vous observez un enfant en bas âge, il est absolument conduit par ses cinq sens, n’est-ce pas ? Il est attiré par tout ce qui provient de l’extérieur. Il veut courir partout, toucher à tout, goûter ce que vous mangez et avoir ce que les autres ont. Il peut même se battre pour obtenir ce qu’il désire. Il aspire à tout savoir, tout écouter et il s’amuse à répéter tout ce qu’il entend. Son esprit et son corps sont totalement dirigés par ses désirs. Comme les singes d’ailleurs, les avez-vous vus à l’œuvre ?
De nombreux sourires se dessinent sur le visage des élèves. Ces mots sonnent si juste. Le mois dernier, j’ai passé dix jours dans le silence à observer une armée de singes s’adonner à des pratiques similaires. D’ailleurs, ils m’ont permis de mieux appréhender la nature de mon esprit. Mais où Shanti veut-il en venir, qu’ont à voir les singes avec le yoga ? Nous tendons tous l’oreille, impatients de la réponse et disposés à écouter cet homme aux allures d’un grand sage : 
— Que signifie yoga ?
Quelques mots s’évaporent dans la salle, sous les yeux attentifs de Shanti :  
— Union du corps et de l’esprit.
— Illumination.
— Reconnaître le divin en soi.
— Être en conscience.
— Revenir au moment présent. 
— C’est bien, rétorque notre professeur qui poursuit avec cette question suivante : pourquoi pratiquons-nous le yoga ?
Des réponses arrivent, en pêle-mêle : 
— Pour assouplir le corps, dit l’une.
— Pour apaiser l’esprit, annonce un autre. 
— Pour accéder à un niveau de méditation plus profond, atteste encore un autre.
— C’est bien, répond de nouveau Shanti, toujours en train de nous encourager.
Puis, il précise :
— Yoga, en sanskrit, signifie « union » et s’apparente plus à un code moral de bonne conduite qu’à un sport. Dans les anciens textes yogiques, y sont décrits les comportements à adopter soi-même ainsi que les résolutions à tenir envers les autres. Bien plus qu’une simple philosophie, la pratique du yoga a pour but d’unir la conscience de soi à la Conscience suprême – Dieu – située dans le cœur de chaque individu. Loin d’être une religion, c’est une discipline exerçant la conscience de soi à s’élever vers un état de perfection spirituelle intérieure et de sérénité. Maintenant, nous est-il facile de rester calmes dans ce monde matériel, stimulés par des tentations permanentes ? 
Le silence règne dans la salle, certains acquiescent par un signe de tête. Shanti reprend son idée d’origine : 
— Observez comment vous vous laissez diriger par vos sens. N’avez-vous pas envie de courir partout, ici, dans notre belle ville de Rishikesh ? Faire du rafting dans le Gange, vous rendre à un cours de yoga ou de méditation, assister à un satsang*, aller boire un verre dans un café ? Regardez combien de temps vous prenez à vous occuper de votre corps, à l’alimenter, à le reposer, à le soigner, à le laver, etc. En revanche, combien de temps passez-vous à méditer, à nourrir votre esprit de silence et de sérénité ? Combien de temps restez-vous dans un état de pure présence, à élever vos âme et conscience, sans pensées, sans idées, sans envies ni désirs ?
Un peu comme je l’avais pressenti à mon arrivée, ce discours renforce mon impression générale sur cette ville. J’imagine alors Rishikesh en déesse incarnée qui appelle les voyageurs et les éloigne de leur but initial, comme les sirènes le faisaient avec les marins dans la mythologie grecque. Alors qu’elle fut, à l’époque des grands sages, les « Rishis », une cité sainte où régnait un climat propice à l’éveil et au repli sur soi, elle est devenue si attractive et distrayante. Les visiteurs ne se contentent pas d’être à Rishikesh, ils veulent faire le maximum de ce que la ville offre ! Cela demande des efforts de ne pas se laisser embarquer dans ce flux d’activités constant. Il s’agit d’un véritable entraînement que de renoncer à obéir à son mental, qui s’affaire à organiser, planifier, prévoir. Shanti conclut son discours :  
— Le temps passé à s’occuper de votre corps se compte en heures, de votre esprit en minutes et de votre âme en secondes. Méditez là-dessus et appréciez votre journée ! 
La séance s’achève ainsi, sur cette bouteille jetée à la mer… 

À la fin du cours, je retrouve Helena et Katie, avec qui nous décidons d’aller prendre un petit déjeuner en récompense de nos efforts intenses. En chemin nous partageons nos impressions sur ce professeur. J’ai été enchantée de découvrir cet homme aux qualités humaines indiscutables. En dehors de ses talents d’ajustement postural, il a fait preuve d’une grande bienveillance et d’attention à l’égard de chaque élève. Helena mentionne qu’il est de religion sikhe, c’est pour cela qu’il est coiffé d’un turban.
J’en profite pour lui exprimer ma confusion à ce sujet :
— Shanti a bien précisé que le yoga n’était pas une religion. Alors pourquoi ces rituels et ces prières avant de commencer le cours ? Pourquoi a-t-il expliqué que la finalité du yoga était d’associer notre propre conscience à la conscience universelle, qui n’est tout autre que Dieu selon Shanti ?
— Effectivement, de nombreuses personnes se méprennent à ce sujet.
— Il faut dire que pour un néophyte, cela peut prêter à confusion !
— Dans le yoga, les représentations des dieux incarnent nos propres énergies intérieures. Ces forces sont en chacun de nous et le but de notre pratique est d’éveiller ces potentiels. À l’opposé, les hindouistes croient en leurs dieux en tant qu’entités réelles, extérieures à eux-mêmes, menant leur propre vie quelque part dans le cosmos. Ils leur adressent des prières dans le but de s’approprier leurs faveurs et d’obtenir leur intervention divine. 
— Tu veux dire que le yoga part du principe que j’ai en moi toutes les ressources pour me réaliser et que je suis la seule personne responsable de cet accomplissement ?
— Exactement. J’ajouterai que ces dieux ne sont que des supports pour nous aider à nous représenter des concepts plus abstraits comme la conscience, l’amour, la force, le détachement, etc.
— Mais alors pourquoi Shiva est-il aussi important dans la tradition yogique ?
— Parce qu’il symbolise la conscience de soi appartenant à un tout. Il est même dit dans les textes hindouistes que Shiva aurait été le premier yogi à atteindre cet état de transcendance.
Helena vient de lever le voile sur l’existence des rites dans le yoga. Nous voici à présent face au café Om Yoga, spécialisé en nourriture saine et végétarienne. J’opte pour un menu « Yogi équilibré » composé d’un muesli au yaourt au soja, d’une salade de fruits, d’un smoothie à base de spiruline et de gingembre, agrémenté d’une boule énergétique. C’est fou comme notre corps réclame de l’attention, du temps et de l’énergie. Je ne l’avais jamais remarqué avant que Shanti soulève la problématique. 
Ce repas est l’occasion d’apprendre à mieux nous connaître, car les jours passés dans le silence à Tushita ne nous ont pas vraiment permis de le faire. Helena a quitté Mexico depuis un an pour sillonner l’Europe et termine son périple par l’Inde. Son retour est prévu dans un mois. Katie interroge alors Helena :
— Enseignes-tu le yoga à Mexico ?
— Pas encore. Je me suis formée au Kundalini yoga* que j’utilise uniquement pour ma pratique personnelle. Je prodigue occasionnellement des cours à des amis proches. Nous pourrons organiser une session si cela vous dit.
J’acquiesce sans hésiter, ravie par la proposition, puisque mon souhait était de m’initier à de multiples types de yogas. Néanmoins, le peu que j’ai entraperçu de ce style lors du festival de yoga à Paris, avant mon voyage, s’apparentait plus à des rites sectaires. Les pratiquants, vêtus de blanc des pieds à la tête, se tenaient assis en rond, d’un air grave et sérieux, en récitant des mantras. L’initiative d’Helena est un bon moyen de changer le regard que je porte sur cette pratique mystérieuse. Katie est également séduite par cette idée, très enthousiaste d’en connaître davantage.
La conversation va bon train. Helena nous informe qu’elle travaille dans un institut d’esthétisme en plein cœur de Mexico, dans le quartier de Coyoacán. Katie rebondit sur ses propos en nous apprenant qu’elle a de la famille dans ce même quartier. Elle parle donc couramment espagnol, avec un accent très chantant !
Helena est coach en révélation de beauté, spécialisée en maquillage permanent. À vrai dire, cela ne m’étonne pas. J’avais été séduite par son charme naturel lors de ses cours de yoga pendant la retraite. Coiffée d’un bandeau aux coloris assortis à sa tenue, elle resplendissait d’une élégance raffinée, sans artifice et authentique. Je remarque aujourd’hui ses taches de rousseur éparses sur sa peau basanée qui lui ajoutent un attrait irrésistible. Ses yeux sont mis en valeur par un trait d’eye-liner dessiné sur le haut de ses paupières. Elle précise que c’est un tatouage, donc irréversible. Cela me donne froid dans le dos.
J’ai toujours appréhendé de me faire tatouer. Au-delà de la douleur, qui représente un frein conséquent, je ne sais pas si je pourrais supporter sur ma peau un même dessin toute ma vie.
— Et toi, Victoire, où vis-tu en France ? rebondit Katie, décidément très curieuse.
— J’ai un appartement à Paris que j’ai acheté il y a deux ans.
— Amazing ! répond Katie. J’adore Paris ! 
— Oui, j’ai beaucoup de chance d’habiter en plein cœur de la capitale, mais je ne sais pas si je vais pouvoir y rester.
— Mais pourquoi ?
— Je suis seule à payer maintenant, depuis ma séparation avec mon conjoint. À mon retour, je pense que je vais le mettre en vente et déménager. Le prêt à rembourser est exorbitant et j’ai de trop mauvais souvenirs là-bas. Je n’arrive pas à effacer la dernière image de mon chat qui lâche son ultime soupir dans mes bras…
Ces propos me replongent dans les abysses de ma tourmente, en pleine culpabilité d’être partie en vacances pendant que mon chat agonisait seul à la maison.
La conversation prend alors naturellement une tournure de psychothérapie de groupe. Je continue à évoquer les raisons qui m’ont conduite en Inde, depuis mon opération, la séparation avec mon conjoint, mon divorce professionnel et jusqu’à la mort de mon chat. C’est un gros poids que je libère, sous la bienveillance de mes interlocutrices, d’autant plus que les plaies sont encore fraîches et poignantes. Je réalise que je ne suis pas entièrement remise de ces deuils.
Je remarque que Katie est envahie par ses émotions. Depuis le début de mes confidences, elle n’a cessé de verser des larmes. Serait-elle dotée tout comme moi d’une hypersensibilité ou bien mes propos la ramènent-t-elle à des expériences passées ?
L’évocation de mes souvenirs permet à Helena de faire un parallèle avec son vécu. Elle a été confrontée l’année dernière à la perte d’un être cher, qui n’était tout autre que son mari. Son histoire est bouleversante, et nos larmes se mêlent à ce récit émouvant :
— C’était un beau dimanche de printemps. Carlos devait me rejoindre au parc pour célébrer notre première année de mariage avec des amis. Tout le monde était arrivé et le festin était en place. Il ne manquait plus que Carlos, mais il tardait. Cela ne lui ressemblait pas. J’ai commencé à m’inquiéter et à essayer de le joindre, sans réponse de sa part. Puis, la nouvelle est tombée. Une fusillade a éclaté en plein cœur de Mexico et Carlos se trouvait là, au mauvais moment.
Elle s’arrête, comme pour reprendre son souffle. Je perçois maintenant une vive émotion dans sa voix : 
— La gendarmerie m’a appelée quelques heures plus tard pour me signaler son décès.  
Avec Katie, nous sommes en larmes. Helena, qui n’a pas pleuré une seule fois à l’évocation de ses souvenirs douloureux, termine son discours en souriant et en concluant que les épreuves de la vie nous rendent plus forts. Je peux déjà ressentir toutes les ressources disponibles en elle, à sa façon de contenir ses émotions pour nous protéger. Voilà qui explique sa venue ici et tous les voyages qu’elle a entrepris depuis la perte de son bien-aimé. 
C’est alors que Katie nous ouvre son cœur. 
— J’ai fait un burn-out l’année dernière. Mon employeur me demandait de plus en plus d’investissement personnel et je n’arrivais plus à suivre le rythme. De plus, je ne me sentais plus à ma place dans ce costume de conseillère financière. Après six mois de traversée du désert, j’ai démissionné.
Katie est bouleversée. Elle termine difficilement son récit : 
— Mon compagnon n’a pas compris ma démarche, ce qui a donné lieu à de violentes disputes. Il travaillait lui aussi dans cette banque. Nous avons fini par nous séparer. Je suis repartie vivre chez ma mère. Et…
C’est alors qu’elle éclate en sanglots. 
— Je suis désolée, je n’ai rien vécu de grave contrairement à vous. Je me sens si seule et vulnérable. Je ne sais plus dans quelle direction aller. Je suis totalement perdue…
— Tu n’es pas seule Katie, nous sommes là, assure Helena en lui tendant la main.
Nous réunissons nos mains au milieu de la table et nous serrons celles de Katie très fort, pour lui montrer notre soutien. Pauvre Katie ! Elle ne se sent pas légitime d’être mal dans sa peau, en comparaison à nos passés tragiques. Pourtant, cette jeune femme de trente ans a perdu une chose essentielle qui conditionne notre existence : le goût à la vie. 
Je constate alors que nous avons toutes de bonnes raisons d’entreprendre ce voyage : apprendre à se connaître, donner un sens à sa vie, guérir de la perte d’un proche, savoir ce que l’on veut devenir, choisir une direction à prendre et bien plus encore. La plupart des gens qui voyagent ici viennent chercher des réponses, du réconfort, du changement, du repos, ou encore un autre modèle que la société actuelle qui ne nous correspond plus. 
Une société compétitive, compulsive et trop individualiste où il faut bien se conduire, payer ses crédits à tout prix, avoir une situation confortable pour vivre décemment, pour ne pas dire survivre, réussir sa carrière tout en étant un « bon » parent et un « bon » partenaire. 
Un système opprimant, qui impose un rythme de vie infernal, une cadence de « métro-boulot-dodo », où est récompensé celui qui va plus vite, plus haut et plus fort, quitte à écraser les moins vaillants sur son passage. J’ai une amie qui a coutume de dire « tu t’endors, t’es mort ! ». Cela peut paraître un peu négatif, mais c’est d’un réalisme frappant. 
Une société où profits et croissance riment avec mépris et insouciance, dans laquelle la terre est négligée, pillée de ses ressources, exploitée quoi qu’il en coûte, au détriment de la vie. Le slogan « Obsolescence programmée, pour mieux consommer ! » est devenu l’apanage des entreprises dans tous les domaines.

Un écrivain français a dit que : « Le vrai voyage, ce n’est pas de chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux ». L’Inde nous procure ce regard neuf et révolutionnaire, face à des scènes récurrentes. La pauvreté tranche avec notre opulence et nous montre l’aberration de notre confort et de nos plaintes à longueur de journée. La surpopulation des villes nous incite à nous réfugier dans des lieux calmes et de verdure, en quête de tranquillité. La ferveur des religieux contraste radicalement avec nos pratiques spirituelles en Occident, beaucoup plus superficielles. Les deuils joyeux et les crémations en public nous prouvent combien nous sommes encore trop attachés au monde matériel et à quel point la mort est un sujet tabou chez nous.
Le vrai voyage ne devrait-il pas plutôt être celui de la transformation, de l’éveil de notre conscience vers une quête spiritu- elle ? Ce qui est certain, c’est que la plupart des voyageurs cherchent ici un modèle de vie alternatif, conscients que les valeurs de la société actuelle ne leur correspondent plus. 
Il semblerait que j’aie enfin trouvé du réconfort dans les paroles d’Helena et de Katie. Entre écorchées vives, nous nous comprenons, nous nous soutenons et nous avançons main dans la main pour ressortir grandes gagnantes de ces batailles jadis perdues. L’union fait la force ! Rien ne pourra désormais séparer notre trio d’enfer.
À partir de cet instant, nous décidons de rester ensemble et de former le Tushita Girl Power. Nous comptons prendre soin les unes des autres et nous entraider pour enrayer cette crise passagère. Sans le savoir à ce moment, j’entame ma grande guérison du corps…