La voix qui ne ment jamais, Ouverture

CHAPITRE 1

 QUI SUIS-JE ?

« Voyager, c’est partir à la découverte de l’autre et le premier inconnu à découvrir, c’est vous ».

(Olivier Föllmi)

 

      Aéroport de Delhi, 9 novembre 2016

Et voilà, je pose mes pieds sur le sol indien. Des escalators me conduisent directement aux portes d’entrée du pays. Je découvre, ébahie, d’imposants mudras* fixés sur le mur du bureau de l’immigration qui accueillent chaleureusement les voyageurs du ciel.  

      Namasté ! Bienvenue en Inde !   

Les officiers de l’immigration sont plutôt détendus malgré la densité des files d’attente qui ne désemplissent pas. Mon visa est tamponné pour six mois, je peux enfin respirer. Six mois de répit. Six mois pour me reconstruire et guérir. Ici, tout est si léger, fluide et apaisant. La douleur s’est évanouie. Un poids en moins sur le dos, je vais enfin poser mon gros sac jadis chargé de tonnes de pierres et voler, libre comme l’air. À la dernière minute, j’ai pris l’incroyable décision de voyager avec le moins possible, ce qui facilitera mes déplacements et économisera mon pauvre dos. Je n’arrive toujours pas à réaliser le peu d’affaires que j’ai emportées dans ce périple et la facilité que j’ai eue à faire du tri et des choix. En même temps, mon dos ne m’a pas vraiment laissé d’autres options. J’ai immédiatement senti un pincement en bas des lombaires en voulant porter un sac de soixante litres sur les épaules et mon dos m’a dit :

« Non, mais tu es sérieuse ? Si tu crois que je vais te laisser prendre autant d’affaires, alors là, tu rêves… »

J’ai capitulé d’office et j’ai opté pour le plus petit sac. Ainsi, je vais pouvoir expérimenter que pour être heureuse, ce n’est pas la quantité de ce que l’on possède qui importe. Je suis tellement fière de moi que j’ai envie de crier à tout va :

« Hé, regardez ce sac de trente litres avec lequel je voyage six mois en Inde, incroyable non ? »

Il n’y a pas que le poids matériel que j’ai réduit pour ce voyage, j’éprouve aussi une immense liberté psychologique. Je me sens délivrée des souffrances passées, affranchie de mes obligations et des contraintes professionnelles. Je suis libre, libre de vivre ici et maintenant, libre d’être qui je suis.

Mais qui suis-je au fait… ?

Je n’ai pas oublié l’interrogation de Lucas qui me semblait si anodine et futile avant d’entreprendre ce grand voyage. Enfin une question à laquelle je vais prendre le temps de répondre, peut-être.

J’entends encore les mots qui résonnent de la bouche de Lucas…

Cinq ans avant mon départ, j’ai rencontré ce professeur de yoga, aussi thérapeute, qui est devenu à ma grande surprise un guide. À la limite de tout plaquer, Lucas a apaisé mes maux. La vie m’était devenue insupportable. Chaque difficulté alourdissait l’immense fardeau que je trainais depuis des années, amenuisant le peu de force qui me restait pour avancer. Le moindre incident se transformait en drame quotidien et je hurlais à l’aide, mais personne ne me répondait. Pourtant, j’avais tout pour être heureuse.

À trente ans, je répondais aux critères de réussite de cette société. J’exerçais un métier convoité et reconnu. J’avais fait l’acquisition d’un local professionnel et d’une résidence principale avec mon compagnon. Je n’avais pas encore d’enfant, mais j’attendais impatiemment de devenir maman. Pourtant malgré tous ces acquis, j’étais en permanence au bord du gouffre, prête à baisser les bras. Je voyais encore tous les sacrifices que je devais faire pour mener à bien ma carrière professionnelle, et mes besoins augmentaient toujours. Tandis que je cherchais des solutions, Lucas m’apportait des réflexions sur des sujets auxquels je n’avais pas vraiment le temps de me consacrer puisque j’avais bien entendu d’autres priorités : des prêts à rembourser, un emploi du temps serré à gérer et d’autres problèmes permanents à résoudre. Tout ce stress ajoutait un poids non négligeable sur mes lombaires, qui étaient déjà en bien mauvais état. Je manquais de temps et d’énergie. Je me sentais déjà usée par la vie à un âge où une femme devrait être joyeuse et pleine de vitalité.

Mais moi, à trente ans, je comptais le nombre de jours restant à travailler et je me voyais déjà arriver en fin de carrière complètement invalide et avec des douleurs irréversibles.

Notre premier échange avec Lucas restera gravé à jamais dans ma mémoire.

Paris, mai 2014

Chaque vendredi soir, je me rends à mon cours de yoga. C’est une porte de sortie, une échappatoire dans ce tourbillon infernal. Je retrouve Lucas, mon professeur depuis maintenant deux ans. Après vingt salutations au soleil à un rythme rapide en guise de préparation, nous effectuons des postures debout en équilibre en essayant de maintenir une respiration calme et lente. Je suis déjà épuisée par l’échauffement. Je ressens des douleurs apparaître dans tout mon corps. Puis, nous passons au sol et s’ensuit une série d’étirement des jambes. Le plus dur pour moi est la posture de la pince, celle où les deux jambes sont tendues au sol et le dos doit rester droit avec les mains qui viennent attraper les pieds. C’est souvent dans cette position que les larmes montent et que je me sens complètement nulle. Dès cet instant, je regarde les autres participants autour de moi et je suis découragée. Pourquoi suis-je la seule à ne pas pouvoir toucher mes pieds avec mes mains ? Comme d’habitude, me voilà à me comparer et me trouver toujours moins bien que les autres. Lucas arrive à mon secours :

— Ça n’a pas l’air d’aller… Que se passe-t-il ?

— Je n’arrive pas à tenir mon dos droit avec mes jambes pliées alors que tout le monde a le torse allongé sur ses jambes tendues. 

Lucas corrige ma posture avec bienveillance.

— Ce n’est pas la position qui compte, mais le chemin que tu prends pour t’y installer. 

Houlà, que veut-il dire avec son histoire de chemin ? J’essaie d’en savoir plus :

— Pourtant, je pratique ces exercices régulièrement et je n’y arrive toujours pas. Suis-je condamnée à rester raide toute ma vie ?

— Ce n’est pas ton corps qui est rigide, mais ton esprit. Si tu apprends à calmer ton mental, tu gagneras en souplesse du corps. 

Alors là, je n’en reviens pas. Comment ose-t-il me dire que mon esprit manque de souplesse ? Quelle audace !

Durant toute la séance, Lucas continue à montrer les postures et à nous corriger avec sa joie débordante et son dynamisme entraînant. À la fin de la série physique, nous nous préparons à terminer la séance par la méditation. C’est dans une position couchée que je m’installe, bien heureuse de retrouver la position du cadavre au sol, après tous ces efforts. Souvent pendant la méditation, pour ne pas dire toujours, je n’arrive pas à rester concentrée. Encore une fois ce soir, je ne peux m’empêcher de faire la liste des courses, de repenser à mes patients de la journée et de chercher des améliorations pour leurs prochaines séances. Ce moment est une vraie torture. La semaine dernière, j’ai même réussi à m’endormir. À la fin de la séance, j’ai osé demander à Lucas pourquoi il avait oublié d’évoquer certains exercices. Il n’avait rien oublié, je m’étais manifestement assoupie pendant presque une demi-heure !

La séance achevée, je décide d’aller tirer au clair ses propos sur mon esprit supposé trop rigide. Après des années à chercher des solutions à mes douleurs et mes raideurs, Lucas aurait-il la solution? Il me demande de patienter dans le petit salon juxtaposé à la grande salle de pratique. Cette pièce regorge de petits zafus de toutes les couleurs, ces fameux coussins de méditation japonais. Un joli bureau en bois d’acajou de style colonial baigne dans la lumière, rajoutant encore de la chaleur aux couleurs orangées des murs ornés de mandalas.

Je m’installe sur un large coussin rouge doré pendant que Lucas allume un bâton d’encens. Une suave odeur de patchouli envahit aussitôt la pièce, me transportant dans la même ambiance que deux ans en arrière, lors de mon premier voyage en Inde. J’attends que les derniers participants quittent le studio afin que Lucas puisse répondre à ma question. Au-dessus du bureau, de beaux paysages encadrés sont accrochés au mur. Une photo en particulier attire mon attention. Il s’agit d’une montagne aux couleurs ocres et entourée d’une forêt verdoyante. Je rêvasse, portée par le nuage d’encens, comme je suis bien ! Lucas s’approche à pas léger et se pose comme une plume sur un zafu en face de moi :

— Je vois que tu admires cette belle montagne dans le cadre au-dessus du bureau. La reconnais-tu ?

— Non je…

— Il s’agit de la montagne d’Arunachala qui se trouve dans le sud-est de l’Inde. C’est un haut lieu de pèlerinage. Dans l’hindouisme, elle est dite sacrée, car elle symbolise l’incarnation du Dieu Shiva*. De plus, de nombreux maîtres ont connu l’éveil dans cette montagne et il est commun de se rendre dans ses grottes pour méditer.

— Ah ! Je vois. C’est la fameuse grotte de méditation où tu organises des retraites ?

— Oui. 

J’aborde alors la question qui me préoccupe :

— Pourquoi m’as-tu dit que mon esprit agité avait un impact sur mon manque de souplesse ?

— Le yoga est précisément une science qui permet de réunir le corps et l’esprit. Dans notre médecine traditionnelle, le corps est séparé de l’esprit et les maladies ne sont pas reconnues comme d’origine mentale, mais physique. Pourtant, si tu arrives à calmer ton mental, ton corps se relâchera et tu acquerras plus de souplesse. En Inde, cette dimension indissociable corps/esprit va de soi.

— Ce n’est pas si évident que ça. Je souffre depuis si longtemps.

— Oui, tu as surement un mental qui cogite depuis aussi longtemps.

Ces mots résonnent de vérité dans mon esprit jusqu’ici cartésien. Je me sens démasquée, même gênée qu’il sache ainsi à quel point je cogite inlassablement. J’ai l’impression d’avoir trouvé un confident et Lucas semble m’ouvrir une porte au dialogue. Je continue à me livrer en toute confiance : 

— Il est vrai que depuis des mois, je n’arrive plus à tenir le rythme avec mon travail. Je suis épuisée et je sens que je suis prête à m’effondrer et à tout abandonner.

— Hum… Mais es-tu sûre que ce soit uniquement ça ? 

Quelle audace, me dis-je ! Il ne me connaît même pas et m’assure avec aplomb que d’autres choses me tracassent. Lucas enchaîne :

— Je vois une petite fille de trois ans qui souffre d’une séparation et d’un manque d’amour paternel, et qui, une fois adulte, cherche à être aimée des hommes. 

J’en reste bouche bée. Comment peut-il savoir qu’à l’âge de trois ans mes parents ont divorcé et que j’ai toujours manqué d’affection de la part de mon père ? Ces propos déclenchent en moi une vague de tristesse. Lucas ajoute :

— Tu vis seule ?

— Non, lui répondis-je. Je vis en couple depuis quatre ans.     

— Ah bon ! rétorque Lucas qui semble perplexe. C’est drôle… Je ne le vois pas dans ton aura. J’ai l’impression que tu te sens terriblement seule. 

Ça y est. Il vient de toucher la corde ultra-sensible. À ce moment, je lui avoue que je suis totalement en détresse. Que j’ai peur de ne plus pouvoir travailler à cause de mon dos et d’une séparation avec mon copain. 

— Tu sais, un jour la vie va te mettre quelqu’un sur ton chemin et tu seras amenée à réaliser l’évidence de cette séparation.

— Mais non, hurlais-je. Je ne veux pas me séparer de lui. Je l’aime toujours et je veux sauver notre relation.            

— OK ! OK ! Très bien. Si tu le souhaites, je peux t’aider.

— Je ne sais pas. Toutes les thérapies que j’ai commencées jusqu’à aujourd’hui ont été un échec. Après chaque séance, je me sentais encore plus mal.

— Ce que je te propose est différent. Je reçois des messages de tes guides et je peux décoder ces informations et te les retranscrire. Je ne peux pas tout voir ni prévoir, mais seulement te dire ce que tu as besoin d’entendre sur l’instant.

Je suis déstabilisée par ses propos, et à la fois familiarisée avec ce discours. Ma tante prétend pouvoir communiquer avec l’au-delà et m’explique depuis mon plus jeune âge que je suis guidée et protégée par des êtres invisibles. Pourtant, je ne le ressens pas. Lucas serait-il en lien avec des esprits supérieurs ? Je lui demande alors :

— Es-tu médium ?

— Non pas vraiment. Je dirai plutôt que j’ai ouvert certaines portes à un moment de ma vie et qu’elles ne se sont jamais refermées. Je consulte dans un cabinet de psychothérapie dans le quatrième arrondissement.

— Je ne savais pas. 

Nous poursuivons notre échange malgré l’heure tardive. Je ne ressens même plus l’envie de rentrer à la maison ces derniers temps. Je lui raconte alors tout ce que j’ai sur le cœur : ma vie professionnelle et personnelle, le cabinet et les responsabilités qui sont de plus en plus difficiles à tenir, les disputes dans le couple et les reproches permanents. C’est à ce moment que le diagnostic de Lucas tombe, c’est-à-dire l’absence de prise des responsabilités partagées. Voyant mon incompréhension, il agrippe une sangle de yoga et me tend l’autre extrémité. Nous sommes donc face à face avec cette sangle dans les mains, les yeux dans les yeux :  

— Victoire, si je tire la corde vers moi, je vais t’entraîner en avant, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et si tu tires vers toi, tu m’entraînes de ton côté. Ton action a donc un impact sur moi. Soit je résiste, soit je me laisse emporter.

— Sans aucun doute.      

— Et bien dans un couple, c’est pareil. Chacun tient un bout de la sangle. Vos actions réciproques entraînent des modifications de l’un comme pour l’autre. Tu n’es donc pas à 100 % responsable des problèmes du couple. Ton compagnon a aussi des responsabilités et il doit les assumer.

Dès cet instant, je comprends que j’encaisse toute la charge du couple, comme je l’ai toujours fait dans mes relations jusqu’à présent. C’est un gros poids qu’il m’enlève ce jour-là. Je me sens enfin éclairée par ce concept qui paraît d’une évidence enfantine.

— Dès que quelque chose ne te convient pas, dis-le ! Tu te libèreras d’un poids.

— C’est vrai que j’ai tendance à retenir les choses qui sont difficiles à dire. Et puis, j’ai beaucoup de difficultés à affirmer précisément mes positions.

— Oui, mais quand tu gardes tout pour toi, tu remplis la cocotte-minute et quand elle est pleine, elle explose ! 

Lucas a l’air de me connaître déjà beaucoup pour quelqu’un avec qui je n’ai échangé que des banalités auparavant. J’avoue que cela me déstabilise un peu. Il poursuit : 

— Lorsque tu t’affirmes, tu rends un grand service à l’autre en face de toi. Il ne t’en voudra pas, bien au contraire. Il se peut même qu’il te remercie plus tard.

— J’aimerais tellement améliorer la communication avec Antone. Tous les sujets sont propices aux disputes et surtout ceux concernant mon travail. Je ne me sens pas du tout soutenue.

— Comme je te l’ai déjà dit au départ, je ne vois pas Antone dans ton champ énergétique. C’est comme si tu étais seule.

— Pourtant, je l’aime.

— Ah oui, vraiment ? En es-tu bien sûre ? Réponds-moi avec ton cœur, pas avec ton mental. 

À cet instant, je suis incapable de répondre à cette question simple. Oui ou non. L’amour, c’est un sentiment qui ne s’invente pas, non ? On ne peut pas décider d’aimer ou non. On ne peut pas mentir avec l’amour, même si certains savent bien jouer la comédie. Mais à soi, non. À moins d’avoir tellement peur de vivre seule qu’on se persuade que l’on vit le grand amour ? Toutes ces questions fusent dans ma tête et je ne perçois pas la voix de mon cœur. Après quelques secondes d’hésitation, je réponds, machinalement : 

— Oui, bien sûr que je l’aime. 

Mais au fond de moi, je n’en suis pas convaincue et cela m’accable. Je voudrais descendre dix pieds sous terre pour me cacher et pleurer dans mon trou jusqu’à ce qu’on vienne me chercher et me réconforter. Comme quand j’étais petite et que j’allais me cacher pour pleurer au fond du jardin. Je pouvais alors compter sur mon papi pour venir me récupérer. Il ne supportait pas de me voir dans cet état et même s’il ne savait pas trop quoi dire, sa seule présence me suffisait. Mais à cet instant, pas de papi en vue et je dois me sortir de là seule, sous la bienveillance de Lucas.

Pendant tout ce temps, Lucas me parle, mais je ne l’écoute pas. Pourtant, il m’apporte des réponses et des solutions à mettre en place. Pendant que je reprends mes esprits, il m’expose une donnée essentielle qui semble expliquer mon mal-être qui dure déjà depuis l’adolescence : le défaut de communication entre mes deux cerveaux. C’est une véritable découverte pour moi.  

— La plupart des hommes sont dans leur mental et très peu dans l’émotionnel, me fait remarquer Lucas.

— Oui, je pensais même quand j’étais petite que les hommes n’avaient pas de cœur.

— C’est parce qu’ils ont débranché leur cerveau émotionnel par la suractivité de leur cerveau cognitif.

— Cela a-t-il un rapport avec l’utilisation de son cerveau droit ou gauche ?

— Non, les dernières recherches scientifiques ont prouvé que cette théorie relevait d’un mythe. En réalité, tous les hémisphères cérébraux sont utilisés, quel que soit le sexe. Il s’agirait plus d’un lien étroit entre les deux cerveaux et de leur communication.

— Eh bien ça alors…

— Pour simplifier, le cerveau humain se compose d’un cerveau en profondeur que l’on nomme émotionnel et un cerveau en superficie, nommé cortex cérébral ou cerveau cognitif. Le cerveau émotionnel est le plus ancien et nous le partageons avec les mammifères et certains reptiliens. Comme son nom l’indique, il est le royaume des émotions, de l’inconscient, de la mémoire et permet les réactions de survie face à un danger. Le second cerveau est plus récent et ne se retrouve que chez l’espèce humaine. C’est dans cette région que s’élaborent les pensées, le langage, l’abstraction et le raisonnement logique. Ainsi, il est le siège de la raison et de du conscient. Chaque partie est à la fois autonome et interdépendante. Face à un danger, c’est le cerveau émotionnel qui s’allume, débranchant automatiquement le centre de la pensée et des décisions. Nos réactions deviennent alors réflexes et instinctives. À l’inverse, le cerveau cognitif peut venir étouffer le cerveau émotionnel par un effort de contrôle et de raisonnement, surtout lorsque des situations trop pénibles nous font face.

— Je vois. J’ai l’impression que mon cerveau est branché en permanence sur le mode émotionnel. Mais au fait, je croyais que le deuxième cerveau était le ventre. J’ai même lu qu’il pourrait s’agir de notre cerveau principal.

— Effectivement, il existe aussi le cerveau du ventre, mais c’est encore une autre histoire.

— Pourquoi tant de différence entre l’homme et la femme ?

— À cause des conditionnements et de l’éducation. Les petites phrases percutantes dès le plus jeune âge comme « les garçons ne pleurent pas » finissent par débrancher des parties de notre cerveau au profit des autres. Dans cet exemple, c’est le cerveau émotionnel qui est écrasé sous le poids du cerveau de la raison.

— Je comprends maintenant pourquoi certains hommes peuvent avoir plus de mal à exprimer leurs émotions.

— C’est ça. Certains préfèrent tout décortiquer, tout analyser avant de prendre une décision alors que les femmes agissent beaucoup plus avec leur intuition et leur cœur.

— Mais ce n’est pas toujours mieux d’écouter son cœur. Je passe mon temps à regretter mes décisions et mes choix. Je me dis que j’aurais pu réfléchir avant d’agir. C’est une vraie torture…

— Pas étonnant ! Ton cœur et ta raison sont en conflit permanent. Tes deux cerveaux sont en compétition. Ils ne collaborent plus.

— Comment ça ?

— Pour se sentir en harmonie dans sa vie, l’être humain a besoin d’équilibrer ses deux cerveaux. Le cerveau cognitif et le cerveau émotionnel perçoivent l’information en même temps. Ils peuvent alors coopérer ou se disputer le contrôle de la pensée, des émotions et du comportement. Toute forme de compétition entre le cerveau cognitif et le cerveau émotionnel va être vécue comme un mal-être. L’idéal est bien entendu que les deux cerveaux se complètent, l’un pour donner un sens à ce que nous vivons (cerveau émotionnel), l’autre pour avancer de la manière la plus intelligente qui soit (cerveau cognitif). Quand c’est le cas, nous ressentons une harmonie intérieure, un véritable bien-être.

— D’accord, mais comment faire coopérer mes deux cerveaux ? 

— Sais-tu quelle direction donner à ta vie ? 

Je prends enfin conscience qu’il existe en moi un perpétuel combat entre la voix de mon cœur et celle de ma raison. Je voudrais tellement voir Antone changer que je me suis mise à aimer ce que j’attendais de lui et pas celui qu’il est vraiment. Je me rends compte que je n’assume pas mes choix et que je laisse beaucoup trop mon mental s’exprimer dans les moments de doute. Je suis trop négative et je ne veux plus laisser mes émotions prendre le dessus. Qui doit décider là-dedans bon sang ? Mon mental ? Mon cœur ? Mon ventre? Qui d’autre veut prendre ma place ?

— Je ne sais pas Lucas. Je ne sais plus à vrai dire. Je pensais jusqu’à présent que d’avoir le métier dont je rêvais et être en couple allait faire de moi une femme heureuse. Mais dès que j’obtiens enfin ce que j’attendais, cela ne me suffit pas. C’est sans fin. 

Je lui confie aussi mes angoisses et mes doutes pour maintenir une situation financière pérenne. Je stresse quotidiennement à l’idée de ne pas tenir physiquement avec un dos déjà usé depuis l’âge de douze ans. Malgré les aménagements effectués et le temps que j’ai libéré, je ressens encore que toute mon énergie est accaparée par ce cabinet. J’évoque aussi ma culpabilité par rapport à mon métier que j’ai tant convoité et qui à présent ne me procure plus de plaisir. Je lui avoue que parfois je serai prête à tout abandonner et changer de voie, mais que les discours culpabilisants m’en empêchent :

« Tu as un beau métier, tu n’es pas à plaindre ».

« C’est un bel investissement à votre âge, vos parents doivent être fiers ».

« Votre cabinet est resplendissant. C’est une belle réussite à votre âge. Vous le méritez ».

« Tu as tout pour être heureuse, qu’est-ce qui cloche chez toi? »

Lucas met l’accent sur ma tendance à trop faire et ne pas assez être. Il m’explique l’intérêt de vivre le moment présent plutôt que de focaliser mon attention sur l’action et l’avoir. Selon lui, il devient urgent d’équilibrer les deux. Je ne partage évidemment pas ce point de vue. Ai-je vraiment le choix ? Evidemment que je préfèrerai passer plus de temps à me reposer plutôt qu’à courir partout, mais la vie que je menais ne paraissait pas pouvoir concilier le faire et l’être. Enfin, je ne m’en donne pas vraiment la peine non plus. À chaque fois que j’ai un moment pour me reposer, je me sens fautive de ne rien faire. Il m’invite à me garder du temps pour être dans ma présence, dans l’ici et le maintenant. C’est un concept nouveau pour moi et il implique aussi d’être juste vis à vis de soi. Puisque je suis un bien mauvais compagnon, comment aimer passer du temps seule avec moi-même ? Je préfère nettement me divertir, sortir pour m’évader, écouter les problèmes des autres pour oublier les miens, ou encore me plaindre pour obtenir de l’attention des autres et de l’amour que je suis incapable de trouver en moi. Est-ce que si j’étais si bien avec moi-même, j’aurais toujours envie d’aller systématique-ment vers les autres pour me faire oublier que je n’aime pas la personne que je suis ?

Pour le moment, je suis incapable de prendre du recul sur cette situation et je dois bien dire qu’être dans l’action me permet d’habilement contourner ces prises de conscience.

Pour conclure, Lucas me propose de poursuivre nos échanges dans le cadre d’une thérapie avec lui. Si cela m’intéresse, il m’invite à réfléchir à ce que j’aimerais solutionner lors de ces séances. Et la réponse est bien au-delà de mes espoirs :

— J’aimerais simplement que mes souffrances cessent et ne plus vivre dans la peur permanente de ne pas y arriver.

— Pas seulement, rétorque Lucas avec un sourire malicieux dans le coin de la bouche. Sais-tu qui tu es Victoire ?

— Euh… 

Je reste sans voix. Une personne bien dans sa peau aurait sûrement affirmé : « Je suis Victoire ».

Je veux juste qu’il me donne des réponses et des solutions pratiques à mes problèmes, qu’il m’aide à me focaliser sur ce qui est vraiment important. Trouver qui je suis me semble le cadet de mes soucis !

— Pas vraiment en réalité.

— Alors, commence par trouver qui tu es et tu verras que tes relations vont changer.

— Comment ça ?

— Comprends bien que si tu continues à cacher qui tu es, à toi-même et donc aux autres, tu ne vas pas attirer les bonnes personnes, celles qui te conviennent. 

Effectivement, ces dernières années, je ne me sentais pas vraiment à ma place dans mes relations sociales, et je commence à comprendre pourquoi. Je me suis simplement intégrée dans le groupe d’amis d’Antone. Il y a cette petite voix qui me dit en permanence :

« Un peu facile d’aller vers des gens que tu connais plutôt que de te lancer en terre inconnue ».

C’est ça, je me suis installée dans une zone de confort, bien en sécurité. Et qui plus est, par procuration ! Lucas me donne la clé pour me sortir de cette prison dorée, mais je ne suis pas encore prête à la saisir :

— Garde bien cela en tête, comprendre qui tu es est la solution à toutes tes souffrances. »    

Ainsi s’est achevé notre premier entretien. Tel un prophète, Lucas m’a prédit un avenir meilleur à une condition, trouver qui je suis. Peut-il m’aider sur ce chemin ? Lui qui a l’air d’en savoir autant à mon sujet, va-t-il me donner des pistes ?

 Aéroport de Delhi, 9 novembre 2016

Devant le tapis roulant qui fait défiler les valises, je surveille l’arrivée de mon sac. Il est facile à repérer, c’est le plus petit de tous. L’attente des bagages est souvent source d’angoisse. Je patiente, l’esprit vagabond, avec la question de Lucas qui tourne en boucle dans ma tête. À bien y réfléchir, je ne sais pas vraiment qui je suis.

Je me retrouve toujours face à cette interrogation sans aucune réponse. J’ai toujours su ce que je ne voulais pas dans la vie, mais pas ce que je veux. J’aime à peu près tout et je m’adapte facilement à toutes situations. Je me comporte en fonction du milieu social dans lequel j’évolue. Inconsciemment, je passe mes journées à jouer plusieurs rôles, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. Au bal masqué, rien de plus facile que de se procurer une autre identité et d’être celui ou celle que l’on rêverait de devenir.

Avec mes amis, je porte le nez du clown, celle qui aime faire rire et surtout qui veut être la fille la plus cool de la bande. J’enfile ma blouse blanche, et en un claquement de doigts, je deviens la thérapeute responsable et sûre d’elle devant ses patients. Avec mon conjoint, je porte la culotte ! Fini le temps des femmes soumises, j’aime diriger le couple. Paradoxalement, ce rôle m’épuise et je me sens délaissée. Avec ma famille, je suis la petite Victoire, celle qui a pris de sacrées responsabilités et qui demande du soutien. Avec des inconnus, j’essaye de me montrer sous mon meilleur jour. Je veux plaire à tout le monde et être reconnue pour mes talents. Sur mon profil Facebook, j’ai toujours l’air heureuse et à mon avantage.

Savoir qui l’on est revient aussi à savoir d’où l’on vient. Quels sont nos racines, nos souvenirs, notre enfance ? Comment s’est forgée notre personnalité ? Et de ce côté-là aussi, j’ai de grosses lacunes. Jusqu’à maintenant, je pensais que tant que je ne me souvenais pas de mon enfance, je ne saurais pas qui je suis. Pendant des années, j’ai cherché à me souvenir, cela devenait une obsession. Les seuls souvenirs qui me hantaient étaient ceux qui m’avaient le plus marquée négativement. Comme une empreinte indélébile laissée par les méandres de ma mémoire. Je voulais secouer et rajeunir ce vieux disque dur interne qui se rayait comme un ancien vinyle et qui me faisait revivre ces tristes scènes du passé. Je voulais me voir courir dans les champs en train d’exploser de rires avec ma sœur. Mais rien de cela n’arrivait. Je repassais en boucle les films sombres de mon enfance. Ils me revenaient de plein fouet et finissaient de m’achever. Je voyais la vie comme un fardeau à porter et je me demandais combien de temps j’allais encore pouvoir le supporter. Alors que d’autres se posent des questions beaucoup plus existentielles sur leur passage sur terre, de mon côté je me posais des tas de « pourquoi l’herbe est plus verte chez mon voisin ? ». 

Pourquoi suis-je née dans cette famille et pas une autre ? Pourquoi vivons-nous dans une cité et pas dans une maison entourée d’un beau jardin ? Pourquoi je me sens si seule ? Est-ce que je vais souffrir toute ma vie ? Est-ce que Dieu existe vraiment, car s’il existait, il viendrait me délivrer, non ?

Pourtant, je n’ai pas eu une enfance malheureuse, c’est bien ça le pire. C’est ma perception des événements et la façon dont mon cerveau l’a intégré qui m’ont induite en erreur.

Ces dernières années, des chercheurs ont pu montrer que notre personnalité est conditionnée par notre génétique, mais peut être influencée par notre environnement. Pour illustrer cette théorie, un scientifique témoignait de l’existence de gènes de psychopathe dans son génome. Pourtant, il n’avait rien d’un tueur en série, bien au contraire. Ce qui l’avait sauvé, c’était un environnement familial et social très favorable. Dans d’autres conditions, il aurait pu devenir Hannibal Lecter dans le « Silence des agneaux ».

C’est clairement une nouvelle extraordinaire ! Nous ne sommes pas tous condamnés à notre génétique. C’est formidable de savoir que nous pouvons influencer nos comportements, nos réactions, mais encore faut-il se discipliner. On m’a toujours répété que je voyais le verre à moitié vide. C’est vrai. Spontanément, je n’arrivai pas à voir le côté positif, l’opportunité qui se cache derrière chaque difficulté. Ma première réaction était de voir ce qui n’allait pas et d’en faire un drame. Alors était-ce à cause de mes gènes ou de mon éducation ? Je ne le saurai probablement jamais, et, à vrai dire, ça n’a plus vraiment d’importance aujourd’hui. Chercher un coupable revient encore une fois à voir le côté négatif. Car ce qui compte maintenant, c’est de savoir que tout est modifiable. Comme un célèbre chimiste le disait: « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». La vie n’est-elle pas une succession de transformations ? La nature nous en apporte chaque jour la preuve.

Lorsque j’ai commencé à voyager à l’étranger, on me demandait toujours en premier d’où je venais. Ici, en France, mon pays de naissance, la première question qui vient à l’esprit des gens lors d’une première rencontre est : tu fais quoi dans la vie ? Suis-je quelqu’un parce que j’ai un beau métier ? À l’opposé, ne suis-je personne si je perçois le chômage ? Je suis kinésithérapeute de formation, mais pourquoi me résumer à cette fonction ? Je pourrai très bien être un tas d’autres choses. D’ailleurs, au lieu de m’interroger sur ce que je fais, on ferait mieux de me demander si je suis heureuse dans la vie. Sans hésiter, la réponse serait un non catégorique.

J’ai tout pour être heureuse, pourtant je ne le suis pas.

J’ai de nombreuses croyances me concernant, mais suis-je vraiment la personne que je pense être ? J’ai grandi en écoutant ce que les autres pensent de moi.

En premier mes parents :

« Tu peux faire ceci, tu ne peux pas faire cela ».

« Tu es trop sensible pour ce métier, pas assez forte pour       celui-là ».

Puis, les autres :

« Tu pleures comme tu pisses ».

« Moi, à ta place, je ferais ceci ou cela… ».

Mais aussi mes propres croyances :

« Je ne pourrai jamais plaire à quelqu’un ».

« Je suis si inculte, je n’ai aucune culture générale ».

« Je ne trouverai jamais la bonne personne ».

Je me suis définie en me comparant aux autres. Je me trouve des tas de défauts. Je pense sans arrêt qu’il existe toujours mieux que la situation dans laquelle je suis. Je n’ai jamais assez. Je veux être mince, mais je me trouve grosse. J’ai de beaux yeux, mais je veux de jolies fesses. En fait, je ne vois que les ratés de ma vie. J’ai l’impression d’être née ainsi, avec des montagnes à déplacer et le sentiment que je n’y arriverai jamais.

Mais ce jour-là, où j’atterris à Delhi, c’est comme si je pénétrais dans le royaume du « tout est possible ». Rien ne m’effraie et je suis prête à vivre pleinement ce voyage. Dans l’avion qui m’a conduite en Inde, j’ai ressenti immédiatement cet état de bien-être et de chaleur dans mon cœur, sûrement lié au fait d’être entouré d’inconnus et donc pas besoin de porter de masques. Je me sentais authentique et prête à vivre une aventure extraordinaire.

Une seule chose est sûre pour l’instant et résonne fort en mon cœur, c’est que je suis à ma place et je ne me suis jamais sentie aussi vivante et légitime d’exister. Je peux respirer, voler au gré de mes envies, et suivre cette petite voix qui m’a amenée jusque-là. Je fais confiance à cet appel, à ce pays, à cette invitation à la guérison d’un corps qui est en plein processus de récupération. Je me fais confiance, et je n’ai pas peur d’être seule dans un pays où la condition féminine est soumise à rude épreuve. Ici, les femmes sont en majorité privées de liberté, opprimées par une société patriarcale et victimes de perpétuelles agressions. Leurs choix sont quasi inexistants. Je mesure ma chance. Personne ne m’a empêchée de faire ce voyage, même si plusieurs me l’ont fortement déconseillé. Personne ne m’a dit comment je devais vivre ma vie, même si certains ne comprennent pas mes choix. Personne ne m’a imposé un mari ou un lieu de vie, même si mes parents préféreraient me voir épanouie dans une vie rassurante de couple bien rangée.

Je prends maintenant conscience de réunir toutes les conditions pour me permettre de rester autant de temps qu’il me faudra pour reprendre mes repères dans la vie. Tant que mon corps tient le coup, j’avance. Je ne regarde surtout pas en arrière. J’ai décidé de me laisser guider au fil de rencontres fortuites, de mes intuitions et surtout par le maître mot : confiance. À force d’avoir entendu des « fait atten-tion », des « vous êtes courageuse » et des « ça ne craint pas l’Inde quand on est une fille seule ? », j’ai mis des filtres anti négatifs à chaque phrase prononcée. En fait, ce n’étaient que l’écho de leurs peurs et elles ne m’appartenaient pas. Et puis, je pars avec un atout non négligeable, la maîtrise de l’anglais !

Finalement, ces mises en garde ont eu un effet totalement inverse sur mes choix. Au lieu de m’inquiéter, j’ai transformé cette peur en énergie positive. Je veux prouver que ce voyage ne relève d’aucune folie, d’aucun courage ni même d’exploit. J’ai décidé de me fondre dans ce pays, d’accepter tout ce qui le constitue. Entre autres, je m’en remets intérieurement à leurs dieux, et particulièrement à Ganesh, une déité très vénérée de la mythologie indienne qui incarne tous les possibles. C’est celui qui lève tous les obstacles. Dans la tradition hindouiste, à chaque début d’événement, que ce soit matériel, spirituel ou religieux, une cérémonie à Ganesh est conduite par un prêtre. Pas question d’aller voir un prêtre pour le moment, mais j’essaye juste de ressentir cette force en moi que me transmet ce Dieu au corps d’homme et à la tête d’éléphant.

Si j’avais commencé à écouter tous les discours limitants avant mon départ, je n’aurais pas pu découvrir de quoi je suis réellement capable et quel est mon potentiel. Je dirai même que ces discours ont encore plus éveillé ma curiosité de me rendre sur place pour vérifier par moi-même tout ce qu’on dit sur l’Inde et ce que l’on ne dit pas d’ailleurs. Je continue de suivre une voix qui m’a appelée, alors que mon corps gisait au fond de mon lit, le moral détruit par le verdict glacial du chirurgien me condamnant à vivre avec une jambe en moins.

 

 

CHAPITRE 2

LE MESSAGE DU CORPS

« La douleur d’hier est la force d’aujourd’hui ».

(Paulo Coelho)

 Aéroport de Delhi, station de taxi, 9 novembre 2016

À peine sortie de l’enceinte de l’aéroport, que je suffoque déjà. La chaleur rend l’air irrespirable et mes vêtements me collent. Je me faufile dans les toilettes pour mettre une tenue plus légère : un legging et une tunique très colorée qu’une amie m’a donnée la veille de mon départ. Je cherche alors où se trouve la file des taxis prépayés. Soudain, un chauffeur de taxi surgit de nulle part et me propose ses services. Je lui explique que j’ai déjà payé en lui montrant ma facture. Il approuve par un hochement de tête et il me demande de le suivre.

Sans hésiter, je monte dans sa voiture. Une fois installée, il me demande 500 roupies pour me conduire à ma destination. Je lui montre à nouveau ma facture, mais il réagit de façon hostile. À ce moment, un autre chauffeur arrive, et s’ensuit une dispute que je ne comprends pas. Le taxi démarre alors. Je prends peur et je quitte le véhicule sur-le-champ. Le chauffeur n’essaye même pas de me rattraper.

Je n’en reviens pas. Je retourne à la station de taxis et je demande de manière un peu brutale où se trouve la station des taxis prépayés. Un homme m’indique vaguement le chemin en pointant du doigt une direction. Aucun panneau ni aucun renseignement ne sont affichés. C’est au bon vouloir de ses messieurs. Je dis bien messieurs, car je n’ai pas encore croisé une seule femme dans cet aéroport, à part la dame pipi. Je me dirige vers l’endroit indiqué et je demande à un autre homme de me confirmer la direction. Il prend à peine le temps de me regarder et il remue la tête, sans prononcer aucun mot. Bon sang ! Qu’est-ce que cela signifie ? Oui ou non ? Peut-être est-ce un je ne sais pas ? Ce même homme saisit alors ma facture et m’invite à monter dans son véhicule. J’aperçois alors le panneau des taxis prépayés, que le chauffeur cachait par sa forte corpulence. Cette fois-ci, je suis au bon endroit. Je monte dans un minibus qui peut contenir au moins cinq voyageurs. Pourtant, personne ne se joint à nous, et voilà le taxi qui démarre. Je quitte enfin l’aéroport, soulagée d’être arrivée à mes fins. Mon dos est mis à rude épreuve pendant le voyage, étant donné que ce vieux modèle de taxi semble être privé de ses amortisseurs.

Un an avant mon départ, j’avais la santé, mais je ne le savais pas. Je traînais depuis dix ans une hernie discale qui s’enflammait à chaque coup de stress ou de contrariétés. Malgré mes douleurs, je continuais à vivre comme si tout allait bien et je subissais les crises violentes de douleur comme une fatalité. Je courais partout pour me faire soigner, panser, et trouver la technique ou le thérapeute qui allait me trouver une solution permanente. L’homéopathie, l’acupuncture, la méthode Busquet*, la physiothérapie, la réflexologie plantaire, l’ostéopathie, la fasciathérapie, la micro-kinésithérapie, le yoga, la sophrologie, les massages thaïlandais, le Chi Nei Tsang*, le shiatsu, le magnétiseur, et j’en passe ! Je ne voulais pas me contenter de soulager mes douleurs, je voulais trouver leur origine et comprendre le mécanisme pour que cela s’arrête définitivement. J’étais prête à tout essayer pourvu que quelqu’un trouve comment me guérir durablement. Chacun apportait sa pierre à l’édifice, mais les douleurs étaient incessantes. À chaque séance, je me sentais détendue et je nageais dans un bien-être que j’aurai payé cher pour garder. Puis, dès que je revenais dans mon quotidien, les douleurs réapparaissaient. Pourtant, ça ne m’empêchait pas de continuer de travailler et je crois bien que tant que je n’étais pas à terre, je continuais coûte que coûte. Lucas avait son interprétation à ce sujet. C’était notre deuxième entretien et j’attendais qu’un miracle se produise.

Paris, juin 2014

Les portes du métro se renferment de justesse derrière moi. Je suis encore en retard et je cours pour rattraper le temps perdu. En même temps, avec un lumbago, je ne suis pas vraiment en mesure de réaliser des exploits ! J’arrive devant l’immeuble où Lucas consulte quelques demi-journées par semaine, à deux pas du Centre Pompidou.

Je m’installe dans la salle d’attente surplombée de hauts plafonds encadrés de moulures, à l’image des appartements haussmanniens. C’est si chic que je me demande si je suis au bon endroit ! La pièce contient deux portes séparées par une grande cheminée centrale. Sur son rebord, se tient une imposante pierre grise aux reflets bleus qui attire immédiatement mon attention. J’ai toujours eu une fascination pour les pierres, malgré que je n’en possède aucune. À côté, les tarifs des consultations sont indiqués et me semblent toutefois un peu élevés. Mais étant donné que je reste deux heures, je reconnais que c’est un prix correct. La seule chose qui me gêne, c’est qu’il m’a demandé de le payer en espèces. Pour se justifier, il indique que l’argent est une entité qu’il faut faire circuler. Ce matin, un patient m’a réglé en espèces la somme exacte de ses honoraires, alors je comprends parfaitement le concept de faire circuler l’argent. Au mur, une photo de la montagne Arunachala semble sortir de son cadre et m’inviter à la rejoindre. Pas de doute, je suis bien au cabinet de Lucas. La porte à droite de la cheminée s’ouvre et il apparaît, rayonnant dans une tenue blanche, avec un mala* en émeraude autour du cou. Il me fait entrer dans sa salle et m’invite à m’asseoir sur un zafu :

— Bienvenue chez moi, Victoire.

— C’est là où tu vis ?

— Oui. J’utilise cette pièce pour mes consultations et mes soins énergétiques. Le reste de l’appartement est pour mon usage privé.

— C’est très chic. J’adore la pierre qui repose au-dessus de la cheminée.

— C’est une labradorite, la pierre des thérapeutes. D’ailleurs, il serait intéressant de t’en procurer une.

— Pourquoi donc ?

— C’est une pierre protectrice qui absorbe les énergies négatives. Toutes les personnes qui travaillent dans le domaine du soin, quel qu’il soit, devraient en porter une.

— Je pense qu’elle pourrait m’être bien utile, en effet. 

J’explique à Lucas que je me suis encore fait un tour de rein, le quatrième depuis le début de l’année. Je n’ai même pas le temps de finir mon récit, qu’il me coupe la parole :

— Victoire, ton dos te donne un message. La douleur est un mécanisme biologique remarquable prévu pour alerter et protéger des dégâts infligés à l’organisme. C’est important d’écouter la voix du corps, elle te donne la ligne de conduite de ton navire ! Si tu es bloquée, alors repose-toi.

— Je ne peux pas m’absenter du cabinet.

— En fait, ton dos est en train de te parler et tu ne l’écoutes pas. Tu nies le message d’alerte qu’il te donne. Il te demande de ralentir le rythme et toi, tu redoubles tes activités. Comment veux-tu guérir?

— Je n’ai pas le choix, Lucas. J’ai bien conscience de tout ça, mais je me suis mis trop de responsabilités sur le dos et maintenant j’en paye les frais.

— Ne vois pas les choses ainsi Victoire. Tu dois juste rétablir une communication avec ton corps. Je t’ai déjà parlé des deux cerveaux la dernière fois, mais il y a une chose primordiale que j’ai omis de te transmettre. Notre cerveau émotionnel peut être régulé par la voie du corps.

— Comment ça ?

— En agissant sur le corps, nous pouvons influencer nos émotions et vice-versa. Chez toi, il semblerait que ton trop-plein d’émotion s’exprime dans ton ventre et ton dos sous forme de douleurs qui s’accentuent en cas de stress ou de situations angoissantes. Si tu n’écoutes pas ces alertes, le corps va se manifester de plus en plus souvent et de plus en plus violemment.       

— Tu veux dire qu’en réduisant mon stress et mes peurs de manquer d’argent, de ne pas pouvoir payer les crédits, je peux agir sur mes douleurs.         

— Oui, bien sûr. Les émotions négatives vont agir sur ton système en entier et pas seulement physique.

— J’ai conscience de tout ça Lucas, mais pour le moment je n’arrive pas à gérer mes émotions.

— Prends le temps d’écouter ton corps et le message qu’il te délivre. Dans cette société de consommation et avec l’avancée de la médecine, les gens n’acceptent plus de souffrir. Ils prennent des pilules pour endormir leur corps et se coupent des informations vitales. Ainsi naissent les « mal-a-dit ». Le corps n’a pas été entendu, alors il s’exprime d’une autre manière, obligeant la personne à s’arrêter pour de bon ou à changer une habitude. 

Ayant déjà remarqué ce phénomène avec mes patients, je poursuis ce cheminement : 

— De nombreuses femmes me consultent après un cancer du sein et leurs témoignages me laissent très perplexe. Le cancer s’est souvent manifesté après un choc émotionnel, une séparation, un décès d’une personne très proche ou lorsqu’une situation n’était plus tolérable. Je trouve remarquable la force qui émane d’elles et qui les pousse à changer radicalement de métier, adopter de nouvelles habitudes alimentaires et médicinales, se séparer de personnes trop toxiques ou parfois même à changer leur vie toute entière. C’est fou comme le cerveau peut agir sur le corps et inversement. Aujourd’hui, je comprends mieux ces liens.

— Tu en tires des leçons, mais c’est important de considérer le corps dans sa globalité.

— De quoi veux-tu parler ?

— D’un point de vue énergétique, je veux dire. Ton dos est un canal qui reçoit et transmet les flux dans tous les tissus et centres d’énergie, les chakras.

— Oui, tu en parles souvent en cours de yoga.

— Très bien, mais les as-tu déjà perçus ? En ce qui te concerne, tu as un don particulier que tu n’as pas encore réussi à identifier. Cette énergie qui te traverse est directement transmise par tes mains pour t’aider à soigner. Et pour le moment, elle reste bloquée dans les articulations, ce qui pourrait expliquer en partie l’origine de tes douleurs.

— Veux-tu dire que tant que je n’accepte pas d’être ce canal, j’aurai toujours mal au dos ?

— Oui, en quelque sorte. La guérison est un processus global qui implique simultanément les corps émotionnel, physique et énergéti-que. 

— Tu sais, mes problèmes de dos remontent à l’enfance. Je ne sais plus ce que c’est la sensation de ne plus avoir mal. J’ai l’impression d’être née avec.

— Il est vrai que tu refuses d’être qui tu es depuis un moment maintenant. 

Lucas est persuadé que je suis née avec des dons de guérisseuse. Depuis toute petite déjà, je pensais savoir guérir les gens avec un pendule et j’adorais toucher les gens, les soigner. C’est pour cela que j’avais choisi un métier dans le paramédical. Mais comme j’attendais de recevoir des signes visibles avant d’admettre que je pouvais avoir des dons, par exemple, être capable de voir des défunts, je laissais cette partie de moi bien enfouie. Lucas reprend :

— N’attends pas de voir débarquer un mort dans ta chambre pour être certaine de tes dons. Tu as une autre sensibilité qui passe par tes mains. C’est aussi avec cette compréhension de l’invisible que tu apprendras à te protéger des mauvaises énergies.

— Oui, maintenant que tu me le dis, j’ai remarqué que pendant les massages, je ressens souvent que mes mains savent ce qu’elles ont à faire. Puis, d’un coup, elles chauffent et deviennent brûlantes. Mais pour moi, c’est juste du magnétisme et tout le monde en a dans ses mains. 

En fait, je préfère mettre des œillères plutôt que de percevoir des choses invisibles qui m’effraient. Je suis très attirée par la spiritualité, les communications des médiums avec les défunts, les expériences de mort imminente, le travail de ma tante guérisseuse et celui des médecins du Ciel. Pourtant, même si je le crois possible chez les autres, je n’y crois pas pour moi. Je ne me sens pas du tout spéciale ou concernée par cette sensibilité dont Lucas me parle. D’accord chez les autres, mais chez moi, merci de ne pas passer à travers les murs, ni d’entrer sans ma permission. J’entends en permanence que si je suis épuisée, c’est parce que je ne me protège pas assez. Mais comment se protéger ? Je cherche des recettes magiques, mais je n’ai pas suffisamment la foi dans ces pratiques. Je n’ai pas encore réalisé que cette source coule en moi en abondance et qu’il suffit de se connecter à l’énergie du ciel et de la terre pour la recevoir. Lucas continue :

— Laisse-toi guider par ton intuition et ta sensibilité. Tu verras que ton dos en sera grandement soulagé.

— Oui, j’essaye le plus possible, mais c’est vrai que les patients veulent toujours avoir une explication. Que dois-je leur répondre ?

— Tu n’as pas besoin de te justifier. Fais ce que tu as à faire.

— Je suis lasse de me référer aux procédures de mon métier plutôt que d’utiliser mon intuition. Faire un diagnostic, poser des objectifs et tenter de répondre à toutes les demandes des patients, c’est usant ! Parfois, je n’ai plus la motivation de faire toutes ces démarches et pourtant, ils se sentent mieux après la séance. 

— Tu t’épuises, car tu es trop dans ton mental. Si tu essayes d’être plus à l’écoute de tes mains pendant un soin, tu pourrais être surprise des résultats qui vont arriver. 

Que veut dire Lucas sur le fait que je suis trop dans mon mental? Je réfléchis sûrement trop à ce qui pourrait arriver, à ce que pensent les autres de moi. Mais comment puis-je y remédier ? Je lui confie aussi mes difficultés à écouter les patients :           

— Il y a autre chose qui me gêne, je crois que je ne supporte plus de m’occuper des autres. Les problèmes des patients, plus les miens à gérer… J’ai l’impression de ne plus être disponible pour soigner correctement.

— Peut-être que si tu voyais les choses différemment, tu verrais que tes douleurs te permettent de mieux accompagner les patients. Le fait est que tu connais leurs difficultés et disposes donc d’outils pour les aider.

— C’est surtout les écouter qui devient compliqué.

— Quand un patient te confie des peines que tu as déjà rencontrées, tu peux plus facilement te mettre à sa place et envisager des remèdes auxquels il n’avait pas pensé. En revanche, si tu prends tout l’espace de la conversation, ce n’est plus un échange, c’est du vampirisme énergétique. Dans cette relation de soigné à soignant, tu es la personne de confiance et d’écoute. Fais attention de ne pas inverser les rôles. Je suis là pour t’aider quand tu en as besoin. Appelle-moi quand cela ne va pas, à n’importe quelle heure, à n’importe quel moment.        

Je me rends bien compte de cela, mais je n’arrive plus à me retenir. À chaque nouvelle dispute ou crise de lumbago, j’ai besoin de me confier et d’être soutenue plutôt que d’écouter les difficultés des autres. Être soignant devient de plus en plus difficile et j’arrive à une zone de non-retour. Le mal est fait, je ne sais pas comment inverser la tendance. Je passe d’une inerte éponge énergétique à un vampire égoïste et insatiable. Je n’aime pas l’image que je dégage.

— Quand tes douleurs s’atténueront, prends un peu de temps pour trouver le sens caché de cette souffrance afin de tirer les leçons de cette expérience. Et pas de pensées négatives surtout !

— Je vais essayer.

— Rappelle-toi que tes souffrances sont des guides puissants qui t’aident à trouver un sens à ta vie. 

Delhi, 9 novembre 2016

Sur le sol indien, les douleurs se sont évanouies. Je me sens légère et je flotte jusqu’à la gare Centrale de Delhi. Malgré les secousses du taxi, je ne ressens aucune sensation désagréable. Si mon chirurgien m’avait vue m’agiter dans tous les recoins de l’aéroport pour trouver un taxi, il serait resté cloué au sol. Lui qui m’avait prédit une vie réduite à porter une attelle de releveurs, je m’étais finalement relevée de cette épreuve. Cette histoire me semble déjà bien loin, l’opération ne date pourtant que de neuf mois. 

Hôpital de Lariboisière, Paris, 11 février 2016

La descente a été terrible. Après des années à vivre en permanence lumbago sur lumbago, je suis hospitalisée pour une sciatique qu’on me soigne avec des doses de cheval d’antidouleurs. Ainsi privée de mon discernement, je ne réalise pas la gravité de mon cas. Ils ne prennent même pas la peine de me faire passer des examens. J’ai beau alerter le médecin que ma motricité diminue, elle s’empresse de me faire sortir pour libérer la place pour un autre malade. Après ma sortie, je continue à décliner. Quelques jours plus tard, mes releveurs de pieds cessent de fonctionner. Je me retrouve avec une jambe totalement paralysée. Un examen confirme qu’un de mes disques lombaires s’est rompu et s’est fait la belle par-derrière pour venir écraser le nerf sciatique. J’atterris en urgence à l’hôpital dans un service de neurochirurgie pour subir une ablation de hernie discale lombaire.

Après l’opération, une récupération complète semble impossible dans la bouche de cet homme qui annonce froidement son pronostic. Il vient de déclencher un choc dans ma tête et je subis les conséquences de ce tsunami émotionnel. Je me laisse happer par ce tourbillon de désespoir, de détresse et de tristesse. J’en suis arrivée au point de ne plus vouloir vivre dans ce corps et je supplie le ciel d’arrêter mes souffrances. Je veux redevenir comme avant ou mourir. Jusqu’au jour où j’ai un déclic.

Appartement de Victoire, Paris 15ème arrondissement, 25 février 2016

Chaque soir, je me poste devant la télévision qui est devenue mon échappatoire pour éviter de trop penser à mon avenir.Ce soir-là, je tombe sur un reportage sur l’Inde. Le titre est accrocheur :           « Les secrets de nos cinq sens ». Cela me replonge quatre ans en arrière, quand nous étions partis dans le Kerala avec Antone. Ce voyage avait été très éprouvant puisqu’il s’agissait d’une première immersion en Inde. Je retrouve ce que je connais de ce pays aux mille saveurs. Les épices, les couleurs, les chants. C’est vrai que l’Inde invite à ce voyage à travers les sens. Plein la vue, plein les oreilles, plein les narines d’odeurs très fortes et épicées. Puis, vient le sens du toucher. Les présentateurs dévoilent l’incroyable pouvoir de récu-pération du corps humain grâce au massage ayurvédique.

Ce n’est pas la première fois que j’entends les bénéfices du massage et de la médecine ayurvédique. Pourtant à cet instant, j’ai l’impression d’avoir une révélation. Et si j’essayais de me masser pour soulager mes douleurs ? J’ai des mains en or, depuis le temps que les patients me le répètent. Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ? J’ai tant de mal à identifier cette jambe flasque comme étant la mienne que je n’ai pas du tout envie d’y toucher. Et si j’avais les clés en main pour me guérir ? J’ai toutes les connaissances, la théorie, la pratique et mes mains fonctionnent à merveille. Ce soir-là, je me fais une promesse. Si je récupère assez pour voyager, je pars en Inde. C’est un appel, comme un message que je reçois et que je ne peux plus nier ou remettre à plus tard. Je dois guérir pour aller là-bas. Pourquoi ? Je ne sais pas encore, mais je laisserai la vie me guider, pour une fois.

Ainsi, je prends la décision de commencer ma guérison afin d’entreprendre ce grand voyage. J’ai retrouvé la volonté et la force de me battre. Après ce reportage, je n’arrive pas à m’endormir. Avec l’arrêt brutal de la morphine, les douleurs sont plus fortes que d’habitude. Je mets donc toutes mes compétences au service de l’être qui compte le plus dans ma vie à cet instant et qui n’est autre que moi. Instinctivement, mes mains commencent à exercer des pressions profondes de shiatsu le long de ma jambe et de ma cuisse. Ce qui déclenche un flot d’émotions qui remontent en surface. Une profonde tristesse m’envahit. Puis, de la tristesse, je passe à la colère. J’ai l’impression d’évacuer toutes les rancœurs du passé. De me défaire entièrement de mes peurs et de vider enfin mon sac d’amertume. Je me souviens alors du discours de Lucas sur le réveil des émotions par le corps. Jusqu’à présent, je considérais le massage comme un moment propice à la détente et au lâcher des tensions musculaires et nerveuses. J’étais loin d’imaginer qu’il pouvait déclencher le réveil d’un volcan en dormance. Face à cette puissance, je ne peux que m’incliner et suivre le flot de cette lave incontrôlable bien déterminée à suivre son chemin. La douleur est à son paroxysme, autant physique que psychologique.

C’est à ce moment apocalyptique où j’ai l’impression que la lave va m’engloutir que j’implore la guérison. Je demande désespérément de l’aide à mes guides, à la Lune, à Dieu lui-même s’il existe. Je pleure de plus en plus, inondant le lit de larmes de détresse. J’ai l’impression que seule une intervention divine pourrait m’aider à m’en sortir. Je m’en remets à la Lune et je m’abandonne dans ses bras pour m’aider à traverser cette sensation de mort imminente. Je fais le vœu d’une deuxième chance avec pour promesse de ne pas refaire les erreurs desquelles j’ai tiré les leçons aujourd’hui.

Je continue les pressions de plus en plus fortes et je m’acharne maintenant sur ma voute plantaire. Je l’étire dans tous les sens et j’insiste jusqu’à m’en tordre le pouce. Plus j’appuie, plus la douleur est intense jusqu’à diminuer progressivement. La voilà qui s’éteint complètement, apaisant ainsi le volcan qui s’abattait avec ardeur quelques minutes plus tôt. Mon esprit est totalement vidé. Je sens alors un fluide frais circuler dans ma jambe et mon pied, comme la sève nourrissante monte dans l’arbre jusqu’à ses bourgeons. Ce membre qui était froid et semblait complètement mort reprend vie. Après deux heures d’intense combat dans ce lit, une sensation de paix et de calme m’envahit. Les larmes ne coulent plus, je suis exténuée et je m’endors, enfin. 

Le lendemain, un miracle se produit. Je constate avec grande surprise que je peux contracter mon gros orteil. Ceci m’encourage à m’astreindre à une discipline régulière et exemplaire. Jour après jour, je retrouve ma sensibilité et une motricité suffisante pour pouvoir marcher. Je vis une totale renaissance de mon corps et de mes sensations. En plus de cela, je suis en parfaite symbiose avec le printemps qui jaillit. La nature reprend vie après de longs mois d’hiver et de mon côté, un souffle de vie émerge dans mes nerfs. Les difficultés que j’ai traversées me permettent de m’ouvrir à la gratitude. Il a fallu que j’attende de perdre une jambe pour réaliser son importance.

Un mois après l’intervention, je peux quasiment marcher sans attelle, mais avec une béquille. Le chirurgien me revoit en consultation. Il reste scotché derrière son bureau et bafouille quelques excuses. Il est stupéfait par mes progrès improbables et me demande de le tenir informé en cas de récupération complète.

                 Gare Centrale de Delhi, 9 novembre 2016

C’est en taxi et sous une chaleur écrasante que j’entre dans la capitale dont on m’a si souvent fait de mauvais éloges. Autant dire qu’on m’a conseillé de la fuir. Je ne compte pas m’attarder ici, alors je vais sauter dans le premier train qui partira vers les deux villes qui ont retenu toute mon attention : Dharamsala ou Rishikesh. Sans avoir à décider, je m’abandonne au bon vouloir de l’univers. Cela me permet d’apprécier chaque instant. Rien besoin d’intellectualiser ni de planifier à partir à tel endroit plutôt qu’un autre.

Je m’avance vers le guichet et je demande le prochain train pour une de ces deux villes. C’est le train pour Dharamsala qui partira le premier, mais pas avant 22 h ce soir. En réservant une place en classe « sleeper », je me suis dit : chouette un lit ! Et pour vraiment pas cher en plus, une nuit d’hôtel économisée ! Sauf que voilà… je ne savais pas qu’il existait différentes classes « lit » et que la sleeper n’était pas forcément la plus recommandée pour une femme voyageant seule. Je l’ai appris à mes dépens et cela m’a été confirmé par d’autres voyageuses bien plus tard. Ainsi, je pouvais maintenant à mon tour transmettre les précautions à prendre quand on est une femme seule en Inde. Au lieu de dire tout simplement de faire attention, – qui pourrait sous-entendre « je ne suis pas capable de » – je pouvais expliquer quoi mettre en place pour faire attention.

Même Hishimo que j’ai rencontrée dans la salle d’attente et qui est une routarde confirmée ne m’a pas avertie. Visiblement, je devais faire cette expérience par moi-même ! Voilà plus de dix ans que cette Japonaise atypique parcourt le monde avec sa maison sur le dos sans jamais être rentrée dans son pays natal. Elle voyage sans aucun appareil électronique. Elle n’utilise ni téléphone portable, ni tablette et encore mieux, pas d’internet ! Elle n’a ni boîte mail, ni numéro de téléphone, ni compte Facebook. La preuve qu’il existe encore dans ce monde des personnes connectées à une autre source que les réseaux sociaux. Une voie plus proche de l’intuition et de la perception de notre monde intérieur. Lorsque je lui demande si de son côté elle a subi des agressions en tant que femme voyageant seule en Inde, elle m’assure qu’elle ne s’est jamais sentie menacée, ni même importunée. À ce sujet, elle me donne un conseil averti, celui de ne jamais fixer un homme du regard, car cela peut être pris comme une provocation. J’ai donc gardé cette information très précieu-sement, certains yeux sont tellement captivants, que ma curiosité et ma naïveté pourraient me jouer de vilains tours.

Il me reste donc dix heures avant le départ du train et l’idée de passer une journée dans une gare à regarder les rats passés sur les rails ne m’enchante guère. Je vais donc en profiter pour m’immerger au cœur de la capitale.

Au bout du quai, j’aperçois une consigne à bagages pour la modique somme de 20 roupies par jour – soit 50 centimes d’euros. Je décide d’y déposer mon sac de voyage. En rentrant dans le bureau des consignes, je découvre un immense hall rempli d’étagères sur lesquelles reposent des milliers de sacs. Une dizaine d’employés s’agitent et crient à tout va, me renvoyant déjà une première image de fourmilière de ma nouvelle terre d’accueil. Dans ce capharnaüm monumental, je dois avouer que les Indiens sont bien organisés puisqu’ils apposent sur chaque côté des bagages un numéro à la craie. Ainsi, le déposant récupère un ticket où figure le même numéro. Malgré cela, je me demande si je fais bien de leur confier le peu d’affaires que j’ai, car tout est important. Je décide de faire confiance au destin et je suis heureuse de compter sur cette initiative qui a le mérite d’exister.

En réservant mon billet de train, j’ai appris avec étonnement que la monnaie avait changé dans la nuit de mon arrivée. Au début, je ne comprends pas. J’atterris dans un bazar sans nom, même les Indiens sont sous le choc. Malgré ce chaos, j’ai la chance de rencontrer essentiellement des personnes qui vont tout faire pour m’aider. Dans la nuit du 8 novembre 2016, Narendra Modi, le premier ministre du gouvernement, décide de mettre en circulation de nouveaux billets. Les anciennes grosses coupures ne sont plus acceptées, seules les petites restent utilisables.

Par précaution, je suis arrivée de France avec de grosses coupures qui sont maintenant devenues de simples bouts de papier colorés. Seules les banques peuvent les échanger, mais pour le moment, il n’est pas question d’essayer d’atteindre une banque. Il y a des queues de 50 mètres, soit plus de trois heures d’attente. Les Indiens sont forcés d’aller échanger leurs billets pour continuer à vivre, les obligeant à déclarer toutes les sommes d’argent qu’ils cachaient au fisc. J’ai appris par la suite que cela avait fait tripler l’imposition du pays, plus du tiers de la population était concerné. On aurait appelé ça un putsch en France, une révolution aurait éclaté. Mais ici, les Indiens sont calmes malgré la désorganisation générale que cela engendre. D’autant plus que les nouveaux billets ne sont pas encore en circulation… Ça promet ! Ce jour-là, je n’ai pas vu vraiment l’ampleur de la situation et les dégâts que cela allait engendrer pour le tourisme. J’ai rencontré, des mois plus tard, des routards qui quittaient l’Inde, car ils n’avaient ni assez d’argent pour rester, ni l’envie de faire la queue pendant trois heures au distributeur pour retirer seulement trente euros. Encore une victoire de Ganesh, puisque je ne suis pas vraiment touchée par cette crise financière. La vie a tout prévu pour que je maintienne ma présence ici en Inde : des euros à échanger ! C’est une bonne nouvelle, car c’est l’un des moyens les plus faciles et rapides pour obtenir de nouveaux billets. Je transporte, bien cachée dans une pochette de ceinture, une liasse de mille cinq cents euros, au cas où ! Cela me suffira jusqu’à ce que les banques autorisent des retraits plus conséquents et que les distributeurs de billets soient approvisionnés. Soit trois mois plus tard…

Ce jour-là, je ne réalise pas tout ça : que les dieux sont avec moi. Je me sens bien à Delhi. Je vais de rencontre en rencontre, uniquement des hommes assez jeunes m’abordent et m’accompagnent, pas à pas, dans mes démarches. Je suis escortée à chacun de mes déplacements. Je finis ma journée dans un café au calme, enfin seule, loin du vacarme incessant de la ville. Enfin pas seule pour longtemps, car à peine connectée au Wi-Fi que le jeune serveur s’invite à ma table et insiste pour une avoir une discussion.

Au départ, j’ai envie de l’expédier, mais, finalement, j’accepte son besoin de communiquer. Il est surpris de voir une femme voyager seule, sans mari ni autre accompagnant. Il m’explique qu’en Inde, c’est en famille que les gens sillonnent leur pays, du moins pour ceux qui en ont les moyens. L’accent anglais en Inde est vraiment particulier, mais il a le mérite d’exister ! Et comme si la barrière de la langue ne suffisait pas, leur dodelinement de tête ajoute une confusion non négligeable. Après avoir passé avec succès l’interrogatoire formel sur ma situation familiale et mon travail, nous abordons des questions plus philosophiques et religieuses, mais la conversation est très vite limitée. J’interromps cet échange en voyant l’heure du train qui approche à grands pas.

En arrivant à la gare, je m’installe dans une salle d’attente réservée aux femmes et je retrouve Hishimo qui attend son train pour Rishikesh, qui partira en plein milieu de la nuit. Elle évoque ses souvenirs de Dharamsala et plus précisément de Mac Leod Ganj, la ville où réside le Dalaï-Lama. Elle me décrit un petit village en hauteur de la ville où elle a séjourné et qui est un lieu idéal pour se reposer. Elle me donne également de précieux conseils sur Rishikesh qui sera ma seconde destination. Cette ville ne se trouve qu’à sept heures de bus de Dharamsala. Comme elle n’a pas de moyen de communication, elle me trace sur papier un plan de la ville pour la retrouver dans l’ashram le moins cher de la ville dans lequel elle logera. Son regard s’illumine quand elle évoque les cérémonies d’offrandes au Gange lors desquelles elle danse et chante aux rythmes des tambours. Sa présence est réconfortante et sécurisante. Elle décide de dormir en s’allongeant sur deux sièges, visiblement aucunement gênée par le confort sommaire de cette installation.

Mon train pour Dharamsala arrive avec deux heures de retard, temps minimum requis pour les transports par voie ferroviaire. Il y a parfois des trains qui circulent avec vingt-quatre heures de retard, ou qui sont purement annulés. L’excitation est à son maximum. Une fois mon numéro de voiture repéré, je monte dans un wagon compartimenté par des pièces qui communiquent toutes entre elles. Chaque compartiment dispose de six banquettes en Skaï superposées, trois de chaque côté, faisant office de lit. Je m’apprête à faire mon premier voyage en train de nuit. À mon grand étonnement, je n’aperçois que des hommes dans ma voiture. Où sont les femmes? Dans des compartiments à part, séparées des hommes et qui plus est, assises ! Elles n’ont pas le droit au sleeper, elles, apparemment… C’est là que Monsieur Mental, ce vieux singe, commence à entrer en action :

« Bon, et si jamais dans la nuit je me fais voler mon sac… »

Je décide alors d’accrocher mon sac à mon poignet, comme ça si quelqu’un essaye de me le prendre, je serai réveillée. J’étale la petite couverture que j’ai empruntée à la compagnie aérienne pour une durée indéterminée et je m’allonge, enfin. Après une nuit passée en avion et une journée à déambuler dans les rues de Delhi, je pense que je vais m’endormir rapidement. Pourtant, le sommeil a du mal à venir. Je suis réveillée en pleine nuit, par des mains sur mes jambes. Je hurle, affolée :

— Mais que faites-vous ? 

Je parle fort pour essayer de réveiller mes voisins. Soudain, je réalise que je suis entourée d’hommes saouls. Eh bien ! Pendant que ces dames voyagent assises, ces messieurs boivent et deviennent ingérables, c’est insupportable ! Et voilà que le mental en remet une couche : 

« Et si ces hommes reviennent dans la nuit, s’ils m’agressent ? Et si personne ne vient m’aider ? »

C’est quand déjà qu’il s’arrête ce vieux singe ? Ou devrais-je dire cette nuée de mouches que j’ai en permanence dans la tête ? Toujours à bourdonner, changer de direction puis revenir à leur point de départ et mettre mes nerfs à vif. Heureusement, mon mental va être mis en sourdine une fois que j’aurai atteint la ville Sainte. En attendant, j’ai réussi à faire fuir ces hommes inconscients, mais rien n’y fait cette nuit-là pour me détendre, même pas la guitare de Mattan.